Le Nouvel Observateur, 2 septembre 1993
D’après les propos recueillis par Max Armanet lors d’une interview de Umberto Ecco par Jean Daniel
Ce qui me frappe, c’est que la télévision a, somme toute, beaucoup plus d’influence sur les élites que sur la masse. C’est là qu’elle peut être pernicieuse. […] Désormais, c’est la télévision qui fait l’événement. La presse écrite commente. Elle suit. C’est le drame des journaux: […] ils sont les dupes de tout ce que fait la télévision. Ils tombent dans tous les panneaux. […]
[…] Certes, la télévision est vulgaire. Mais je dis que, contre toutes les prévisions, elle n’a pas détruit l’écrit. Avec les ordinateurs, l’écran n’est pas le support de l’image mais celui de la lettre. C’est décisif: en dépit de l’omniprésence de la télévision, la technique oblige les gens à réapprendre à lire. nous sommes dans un monde où il y a plus d’images que dans tout le cours de l’histoire, et en même temps plus de texte. […]
En principe, [l’image] n’a rien de pernicieux. Un tableau de Raphaël serait-il pernicieux comparé à une pièce de Shakespeare? Ce qui serait dangereux, c’est une image sans explication, sans référence, sans ancrage informatif ou intellectuel. L’image possède une force irrésistible. Elle produit un effet de réalité, même quand elle est fausse. Elle ne peut pas dire elle-même qu’elle n’existe pas, ou qu’elle est fausse, alors que le texte, lui, le peut. Sans texte, l’image ment, ou bien donne lieu à une multitude d’interprétations. Un univers où l’on communiquerait seulement par images serait d’une extrême pauvreté. Mais cet univers ne verra jamais le jour. C’est un mythe, une prophétie sans fondement. […]
[La télévision] est une culture de l’image. Étymologiquement, l’idée, ideos, c’est ce qu’on voit. Notre civilisation fait passer la compréhension, l’intelligence, à travers l’intuition de l’image. Dans la culture grecque, le processus de la connaissance est un processus visuel. Le principe en est la visualisation de l’abstraction.
On dira que cela vaut que pour une élite, que la télévision épargne les élites mais aliène le peuple. Beaucoup de gens incultes passent effectivement leur vie à ingurgiter des images, notamment à cause de la télévision. Mais qu’en était-il un siècle plus tôt? Le peuple n’avait pratiquement aucun accès au monde. Maintenant il l’a, grâce à l’image. C’est un progrès. Au fonds, la télévision abrutit les gens cultivés et cultive les gens qui mènent une vie abrutissante. ■
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