Le Temps, 14 septembre 2004
Pourquoi l'alcool séduit-il un nombre croissant de jeunes? Interview du pédopsychiatre Nicolas Liengme.
Pédopsychiatre au Service médico-pédagogique (SMP) de Genève, Nicolas Liengme est aussi le fondateur et le président de Païdos, une association qui vient en aide aux adolescents en situation de rupture. Il reçoit fréquemment en consultation des adolescents confrontés à des problèmes d'alcool et intervient en milieu scolaire avec un psychologue dans des situations de crise, où il est souvent question de prises de risques, notamment à travers l'alcool.
Le Temps: De plus en plus d'adolescents se saoulent. D'où vient ce phénomène?
Nicolas Liengme: Les facteurs générateurs d'une telle conduite sont multiples. Il existe tout d'abord un phénomène de «mode», apparu aux États-Unis il y a une dizaine d'années. C'est le «binge drinking», une pratique qui consiste à ingurgiter de grandes quantités d'alcool en peu de temps. Les jeunes s'adonnent à ces beuveries massives et méthodiques occasionnellement, le plus souvent en groupe. Arrivée par les pays nordiques en Europe, cette pratique est en forte augmentation en Suisse depuis quelques années. Elle concerne notamment les ados entre 12 et 16 ans. Le «binge drinking» révèle en fait – lorsqu'il est pratiqué à répétition – des difficultés psychologiques importantes chez certains ados. Mais il ne faut pas confondre cette conduite avec l'alcoolisme qui, lui, est une dépendance, une pathologie chronique qui n'est pas en augmentation.
– Tous les adolescents sont-ils concernés?
– Non, la majorité des adolescents vont bien. Certains ont recours à une prise de risques minime en matière d'alcool. Ils boivent d'une manière modérée et recherchent un état euphorique. Ce comportement, normal à l'adolescence, représente un risque certes, mais un risque mesuré. Il existe en revanche une minorité d'adolescents qui courent un risque majeur, en lien avec les alcoolisations massives que j'ai évoquées. Ce risque majeur intervient après l'absorption de quantités massives, quand les ados se retrouvent dans l'incapacité de juger, au bord de la perte de connaissance ou avec une réelle perte de connaissance. Même si elle reste minoritaire, cette population est en augmentation, et il faut tirer la sonnette d'alarme.
– Comment se manifeste l'alcoolisation des ados en milieu scolaire?
– On observe parfois des dynamiques de groupe dangereuses, dès le cycle d'orientation. Il existe des classes où quelques meneurs, pas forcément les plus malades, incitent les autres à prendre des risques liés à l'alcool. Il arrive qu'une bonne partie de la classe suive cette influence. On assiste à la contagion d'un groupe dans lequel ce sont surtout les buveurs occasionnels qui subissent les plus graves conséquences. Mais, en général, cela peut être rapidement contré. Les règles scolaires – quand elles sont combinées avec un cadre parental clair – suffisent à interrrompre la dynamique en question, sans qu'il y ait besoin d'un recours à la psychatrie. C'est clairement la question de la discipline et les limites à imposer qui est en jeu.
– Quel est l'état de santé psychique d'un adolescent qui boit régulièrement?
– En général on retrouve des difficultés dépressives et identitaires importantes. L'impossibilité de répondre à la question «qui suis-je?» génère une angoisse apaisée par l'alcool. L'adolescent en crise identitaire présente souvent une fragilité narcissique accompagnée d'impulsivité. Pour essayer d'exister et se faire une place, pour se donner un statut, il prend des risques notamment en groupe, par exemple au cours d'une beuverie massive. En buvant, il recherche aussi l'altération de ses sensations corporelles. Il utilise cet état second pour avoir une vision différente de lui-même et de son corps. Il cherche une forme de toute-puissance qui lui donne l'impression qu'il peut tout.
– Cherche-t-il dans l'ivresse à se démarquer des adultes?
– Pas forcément. Il boit souvent, par exemple, les mêmes alcools que ses parents. L'adolescent rejette en vrac le monde des adultes. Mais paradoxalement, il est aussi à la recherche d'un modèle inspiré de ceux-ci. C'est le paradoxe de l'adolescence: ne pas être comme maman et papa, mais chercher des voies qui rapprochent d'eux. C'est une ambivalence, normale à l'adolescence, mais massive chez ceux qui vont mal.
– La raison d'un tel phénomène?
– Elle est multifactorielle, avec comme point central une angoisse existentielle et un sentiment de solitude, plus importants chez les jeunes adolescents d'aujourd'hui. Le facteur économique: la crise fait qu'il est de plus en plus difficile de trouver une place professionnelle. Le facteur socioculturel: les valeurs de la société ont changé. Il est moins question aujourd'hui de faire bien, comme les adultes. Aujourd'hui, on demande au jeune ado de faire des choix, d'être original, d'être lui-même alors qu'il a besoin d'une phase d'imitation pour se construire une identité. On brûle les étapes. Le facteur familial: les divorces ou les séparations peuvent placer l'ado dans une situation de fragilité, quand par exemple il vit un conflit de loyauté vis-à-vis de ses parents. Les grands-parents, qui ont la distance relationnelle nécessaire tout en étant investis affectivement par l'ado, représentent de moins en moins une bouée de secours car ils se voient de plus en plus écartés du quotidien familial.
– Et sur le plan génétique?
– Il existe un débat sur les facteurs génétiques qui expliquent certains penchants aux addictions, notamment à l'alcool. En ce qui concerne le «binge drinking», ce facteur n'est pas en jeu, ou intervient de façon minime dans la genèse de cette conduite. L'augmentation subite de ce phénomène rend compte en fait d'un nouveau rapport du jeune à la société. L'ado ne peut plus tempérer son penchant naturel pour la toute-puissance (un vestige de la vie psychique infantile), à cause de l'aspect trop permissif de la société. Il manque de limites claires. De plus, il peut interpréter l'excès de permissivité comme un renoncement de la société et de son entourage et, pour cette raison, il peut avoir l'impression de ne pas être suffisamment aimé. Se faire du mal par des alcoolisations massives dans ce type de contexte peut être une demande cachée, voire inconsciente, pour attirer l'attention sur soi et se faire aimer.
– Comment changer les choses?
– Il est capital de comprendre le phénomène dans la multiplicité de ses causes. La prévention a une place primordiale tout comme le traitement – en particulier psychothérapeutique – des plus fragiles. Notre société doit aussi revoir la dérive des modes éducatifs et culturels des dernières décennies, notamment par rapport à l'autorité. Les adolescents ont besoin d'être compris. Pour cela, discuter c'est bien, mais il faut le faire avec fermeté.
■ Propos recueillis par P.C.
Les dispositions légales en Suisse
L'ordonnance sur les denrées alimentaires
Elle interdit la remise de boissons distillées (spiritueux, apéritifs et alcopops) aux moins de 18 ans, et prohibe la publicité lors des manifestations destinées principalement aux enfants et aux adolescents.
La loi sur l'alcool
Elle interdit de remettre des boissons contenant de l'alcool de fermentation, comme le vin et la bière, aux moins de 16 ans. Dans les commerces, les boissons sucrées alcoolisées, tels les alcopops, doivent être décrites comme telles et leur teneur précise en alcool indiquée. Les points de vente ont par ailleurs pour obligation d'indiquer clairement les restrictions régissant la remise des boissons alcooliques, qui doivent être présentées de telle manière qu'on ne puisse pas les confondre avec les boissons sans alcool. Enfin, aucune publicité pour les boissons alcoolisées ne doit s'adresser spécialement aux enfants et aux jeunes.
Le code pénal
En Suisse, une personne qui remet à un enfant de moins de 16 ans des boissons alcooliques en quantité nuisible pour la santé est punissable.
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