L'Hebdo, 20 janvier 2005
Friedrich Wilkening est convaincu que les tout-petits peuvent déjà apprendre à lire et à résoudre des problèmes complexes. Ses recherches remettent en cause un des résultats fondamentaux de Jean Piaget. À savoir que les enfants jusqu'à l'âge de sept ou huit ans sont incapables de saisir certains processus physiques ou mathématiques. Or les enfants peuvent comprendre beaucoup plus tôt qu'on ne le pensait auparavant. Piaget s'est parfois trompé et n'a pas toujours posé les bonnes questions. Les temps changent et il faut développer de nouvelles méthodes. Piaget était peut-être philosophe que psychologue. Il a fait certaines erreurs méthodologiques fondamentales. Il utilisait trop peu d'enfants pour ses expériences et peut-être s'en servait-il surtout pour illustrer une théorie dont il était convaincu dès le départ. Une de ses affirmations centrales est que les enfants en âge préscolaire ne sont pas en mesure de se concentrer sur plus d'une information à la fois, ce qui rendrait impossible les raisonnements logiques avant l'âge de sept ou huit ans. C'est une idée fausse, mais qui circule encore chez beaucoup de personnes.
Piaget en est arrivé à cette conclusion, par exemple en faisant démarrer deux locomotives avec un petit intervalle temporel et spatial. La première est rapide et parcourt une plus longue distance pendant plus longtemps. La seconde est plus lente, avance moins longtemps et moins loin. À la fin de la course, Piaget demande aux enfants laquelle des deux a roulé plus de temps. Comme la plupart répondent que la plus lente a roulé plus longtemps, Piaget transfère de l'eau d'un verre large dans un verre étroit où l'eau monte plus haut. Il demande aux enfants si le volume d'eau est toujours le même (la question exacte est en fait: «Est-ce qu'il y en a la même chose beaucoup?») Comme la plupart répondent qu'il y a davantage d'eau dans le verre étroit, Piaget estime qu'ils n'ont pas la notion des volumes. Ce qui cloche dans ce raisonnement, c'est que la question «est-ce que le volume d'eau est toujours le même» influence les enfants. Ils ont tendance à croire qu'une chose doit avoir changé, si on le leur demande avec insistance. En posant la question autrement, les enfants montrent clairement qu'ils ne croient pas que l'on puisse créer de l'eau du néant.
Des enfants de quatre ans sont parfaitement capables de comprendre des notions complexes. Ils ont une intuition étonnante pour les lois de la physique. Ils peuvent tenir compte d'autant d'informations que les enfants plus âgés et les utiliser systématiquement en suivant instinctivement des règles mathématiques. Par exemple, aucun enfant ne connaît la théorie des probabilités, mais à six ans déjà ils font des jugements basés sur une connaissance des calculs de probabilités. Prenez une loterie où l'on gagne un cadeau si l'on tire une boule jaune hors d'un panier composé de boules jaunes et bleues. Quand on présente aux enfants des paniers avec des combinaisons de boules jaunes et bleues différentes, ils estiment instinctivement que les paniers où la proportion de boules jaunes par rapport à celles de boules bleues sont les plus intéressantes. Ce jugement montre qu'ils ont fait un calcul de probabilités.
Les enfants ont une grande capacité à comprendre des phénomènes physiques quand ils peuvent expérimenter eux-mêmes quelque chose. Par exemple la plupart des enfants et des adultes pensent, à tort, qu'il faut plus de force pour lancer une balle si l'on se trouve à un mètre du sol que si l'on se trouve à cinquante centimètres. Par contre si on les laisse faire l'expérience eux-mêmes, ils comprendront immédiatement que l'inverse est vrai. Il existe différentes formes de savoir et nous faisons parfois des choses que nous ne «savons» pas intellectuellement.
Dans la plupart des questions que les chercheurs posent aux enfants, on ne leur dit pas si le plus important est de répondre rapidement ou de répondre correctement. Dans ce genre de situation, les enfants en âge préscolaire ont tendance à croire qu'ils doivent privilégier la rapidité et négliger la justesse de la réponse. Par contre les enfants en âge de scolarité et les adultes ont tendance à prendre plus de temps pour réfléchir, ce qui mène à des résultats plus précis. Un peu comme lorsque vous tapez lentement à la machine: vous faites moins d'erreurs. À cause de cette différence dans la manière de répondre, on tire, à tort, la conclusion que les enfants n'ont pas de capacité d'analyse. En fait, si l'on met des adultes ou des enfants scolarisés en situation de stress où ils doivent donner rapidement des réponses, on peut montrer que leurs réponses ne sont pas meilleures que celles des petits enfants.
Bien que les petits enfants puissent comprendre plus de choses qu'on ne le croyait, on n'a pas encore développé systématiquement des méthodes pédagogiques qui permettent concrètement d'acquérir plus tôt des connaissances complexes. Les pédagogues doivent d'abord admettre que les petits enfants sont capables d'apprendre. C'est bon pour la motivation des enfants. Cela change tout si un professeur d'économie dit à un étudiant: «Tu ne connais rien à l'économie mais, en fait, tu as déjà une certaine connaissance de ses règles. Autrement tu serais déjà en faillite. Je dois simplement te transmettre cette connaissance dans un autre langage.» Si l'on part du principe que les enfants savent en fait déjà ce qu'on leur apprendra, les méthodes pédagogiques sont très différentes.
À propos de la lecture, il est certain que les enfants pourraient apprendre à lire beaucoup plus tôt. Et à bien lire. La capacité d'analyse est indispensable pour déchiffrer un texte. Mais les enfants n'en manquent pas, contrairement à un mythe encore trop répandu. ■ D'après les propos de Friedrich Wilkening, professeur de développement de l'enfant à l'Université de Zurich, recueillis par Pierre Nebel
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