24 heures, 9 février 2005
C'est en 1799 qu'un théologien berlinois a fait paraître De la religion* [- un des textes les plus importants par son influence sur les rapports de la religion et de la société -], avec un sous-titre qui est tout un programme: Discours aux personnes cultivées d'entre ses mépriseurs. Le propos de Friedrich Schleiermacher est de convaincre les beaux esprits pour qui la religion était dépassée, voire ridicule, qu'ils confondaient certaines manifestations avec le cœur de la démarche religieuse.
On peut s'enthousiasmer ou sourire aujourd'hui devant un style à la fois prolixe et éthéré qui porte la marque d'un romantisme flamboyant, mais il faut reconnaître que Schleiermacher était en phase avec son temps quant au style et en avance quant aux idées: il a illustré le souci majeur d'un dialogue avec la culture qui a cruellement manqué au monde francophone. Alors qu'en France, la confrontation entre les Lumières et le christianisme a été frontale et brutale, répondant à une logique de l'excommunication réciproque, l'Allemagne a vécu une approche plus participative: elle n'a pas eu besoin d'attendre deux siècles pour que le fait religieux soit abordé avec moins de passion et d'idéologie comme le fait actuellement en France un Régis Debray.
C'est à Schleiermacher que l'on doit la distinction entre l'essence et les manifestations de la religion. En relativisant les dogmes, les pratiques ou les institutions, il opère une révolution dans la manière d'aborder la religion: elle ne peut pas se réduire à ce que l'on croit, à ce que l'on pratique ou à la communauté que l'on fréquente. Certes, cette révolution avait déjà été faite par un apôtre Paul, un saint Augustin, un Luther ou un Pascal, mais elle est sans cesse à refaire.
Cette attitude fondamentale (ne pas confondre la forme et le fond, même si l'on sait qu'il ne faut pas les séparer radicalement) a aujourd'hui une importance dans le dialogue entre les religions et la manière dont nos sociétés civiles réagissent face à des pratiques qui peuvent faire problème. Le propre des mouvements intégristes (qu'ils soient protestants ou catholiques, juifs ou musulmans, voire bouddhistes ou laïques) est de se cramponner à des mots, à des gestes, à des personnes ou à des structures comme s'ils étaient eux-mêmes l'absolu, un absolu revendiquant une confiance aveugle.
En prenant les formes de la religion pour ce qu'elles sont (relatives, évolutives et culturellement marquées), Schleiermacher nous invite à contempler l'essence de la religion, qu'il définit comme un sentiment de dépendance pure et simple. Après deux siècles qui ont revendiqué l'autonomie radicale de l'être humain, ouvrant les vannes du meilleur et du pire, cette définition est encore provocante. On pourrait la discréditer en n'y voyant que le fondement d'une religion d'esclaves qu'attaquait Nietzsche. Mais on peut aussi l'investir pour approfondir une des questions les plus urgentes de notre temps: celle des limites.
Que ce soit en éducation, en économie en sciences ou en art, l'échec d'une confiance aveugle dans les pouvoirs de l'homme oblige non pas à un retour en arrière vers de nouvelles féodalités, mais à une conjugaison nouvelle de l'autonomie et de la dépendance. C'est là où, dans leur essence, les religions ont quelque chose à dire.
Sous leurs différentes formes historiques, elles sont matière à réflexion: la transcendance d'un Dieu tellement transcendant que l'on ne saurait prononcer son nom dans le judaïsme; la subversion de l'échec et de la mort par la résurrection dans le christianisme; l'affirmation d'une nécessaire soumission devant le Dieu qui le dépasse pour l'islam; l'appel au dépouillement du désir dans le bouddhisme ou la revendication de l'égalité entre tous les humains pour le courant humaniste.
Pour notre avenir, le choc de ces convictions profondes est beaucoup plus vital que les questions de foulard, de crucifix ou de prescriptions alimentaires. ■ Claude Schwab, pasteur
* Friedrich Schleiermacher, De la religion, van Dieren, Paris, prof. Bernard Reymond, trad.
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