Tant que le cinéma n'était que le moyen de reproduction de personnages en mouvement, il n'était pas plus un art que la phonographie ou la photographie de reproduction. Dans un espace circonscrit, généralement une scène de théâtre véritable ou imaginaire, des acteurs évoluaient, représentaient une pièce ou une farce que l'appareil se bornait à enregistrer. La naissance du cinéma en tant que moyen d'expression (et non de reproduction) date de la destruction de cet espace circonscrit; de l'époque où le découpeur imagina la division de son récit en plans, envisagea, au lieu de photographier une pièce de théâtre, d'enregistrer une succession d'instants, d'approcher son appareil (donc de faire grandir les personnages dans l'écran quand c'était nécessaire), de le reculer; surtout de substituer au plateau d'un théâtre le «champ», l'espace qui sera limité par l'écran - le champ où l'acteur entre, d'où il sort, et que le metteur en scène choisit, au lieu d'en être prisonnier. Le moyen de reproduction du cinéma était la photo qui bougeait, mais son moyen d'expression, c'est la succession des plans.
La légende veut que Griffith ait été si ému par la beauté d'une actrice en train de tourner un de ses films, qu'il ait fait tourner à nouveau, de tout près, l'instant qui venait de le bouleverser, et que tentant de l'intercaler en son lieu, et y parvenant, il ait inventé le gros plan. L'anecdote montre bien en quel sens s'exerçait le talent d'un des grands metteurs en scène du cinéma primitif, comment il cherchait moins à agir sur l'acteur (en modifiant son jeu par exemple) qu'à modifier la relation de celui-ci avec le spectateur (en augmentant la dimension de son visage). Et elle contraint à prendre conscience de ceci: des dizaines d'années après que les photographes les plus médiocres, abandonnant l'habitude de photographier leurs modèles «en pied», eurent pris celle de les photographier à mi-corps, ou d'en isoler le visage, oser couper un personnage à mi-corps au cinéma transforma celui-ci. Parce que, quand l'appareil et le champ étaient fixes, tourner deux personnages à mi-corps eût contraint à tourner ainsi tout le film. Jusqu'à l'instant où, précisément, on découvrit plans et découpage.
C'est donc de la division en plans, c'est-à-dire de l'indépendance de l'opérateur et du metteur en scène, à l'égard de la scène même, que naquit la possibilité d'expression du cinéma - que le cinéma naquit en tant qu'art. À partir de là, il put chercher la succession d'images significatives, suppléer par ce choix à son mutisme.
André Malraux , Esquisse d'une psychologie du cinéma II
- Petit lexique sur le cinéma
- Joseph Staline (archives de février 2005)
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