Le Matin dimanche, 27 février 2005
Montesquieu écrivait que «la civilité vaut mieux que la politesse», car la civilité est une barrière que les hommes mettent entre eux pour empêcher qu'ils ne se corrompent, alors que la politesse «flatte les vices des autres». L'écrivain savait que nous avions besoin de garde-fous contre la violence si nous entendons continuer à vivre ensemble, et ce n'est pas un hasard si tout le monde, aujourd'hui que le vivre-ensemble devient problématique, s'interroge sur les incivilités des jeunes et la violence gratuite.
La civilité exige que nous ne nous présentions pas aux autres en brandissant notre naturel comme un trophée, ni en sortant dans la sphère publique dans notre plus simple appareil mental; elle implique une retenue dans l'affirmation de soi, une pudeur d'être, des manières qui ont de la tenue, en fait l'exact opposé des injures, des violences, des rixes, des agressions machistes, des vols à l'arraché, des crachats, des tags, des pieds sur les banquettes et des «niquetamère». La civilité exige que nous mettions un frein à notre ego afin de conserver cette distance avec autrui, pour lui permettre d'exister librement. En somme, elle prescrit un «après vous».
Or aujourd'hui la civilité a largement déserté nos démocraties, le naturel a pris le dessus, nous nous baladons en ville en bermudas, en espadrilles et en survêtements, ce qui compte, c'est d'être soi-même, de l'affirmer haut et fort: «J'ai bien le droit.» Nous sommes devenus les copains du globe entier, le tutoiement s'impose aussi bien en classe qu'à la télévision, gage de spontanéité. Rousseau a gagné! S'affirmer soi-même, c'est être naturel, c'est-à-dire annuler la distance entre son être et son paraître: je parais désormais ce que je suis. Notre identité réduite à la transparence, nous voilà prédisposés à la fraternité tous azimuts et à la bien-pensance désengagée, nous avons vaincu la dictature exercée sur les prénoms par les noms de famille. On se pense ouvert, on est simplement déboutonné.
Les Lumières s'éteignent devant la loufoquerie du naturel, où l'incivilité s'engouffre. Or la civilité est inséparable de la sécurité: là où la civilité recule, l'insécurité croît. C'est cette insécurité justement que ressentent nos concitoyens, d'après une récente étude. Il n'est rien de pire que l'insécurité pour saper la confiance entre les membres d'une société. Il est vrai que chez nous cette inquiétude n'est pas aussi vive qu'au Brésil ou aux États-Unis, mais elle commence à se faire jour. L'insécurité fait se dresser des rideaux de fer, des barricades, des cuirasses. Personne ne les souhaite.
La civilité implique, outre qu'on jugule la précarité économique, qu'on renonce d'urgence à pactiser avec le tout-naturel, avec l'élève au centre (ou pédagogie constructiviste), avec l'enfant roi, avec le laxisme et avec la mondialisation du moi. ■ Jean Romain, écrivain et philosophe
Les commentaires récents