Le Temps, 31 mars 2005
C’est Ayhan, 18 ans, son plus jeune frère, qui a tiré. Trois fois. Dans la tête. Alpaslan, 24 ans, d’un an son aîné, lui avait auparavant fixé rendez-vous dans la rue. Et c’est Mutlu, 25 ans, qui avait procuré l’arme. Ce lundi soir 7 février, vers 21 heures, Hatun Sürüçü est morte, assassinée par ses trois frères. Elle venait de fêter ses 23 ans, elle était maman d’un petit garçon de 5 ans, Can. Elle gisait sur le trottoir d’Oberlandstrasse, à quelques mètres de son petit appartement, derrière la station du bus 246 qui relie les quartiers d’Alt-Tempelhof, au sud du vieil aéroport, et de Neuköln, l’une des banlieues «turques» de Berlin.
«Elle devait mourir car elle ne vivait pas comme sa famille», a dit le seul témoin du drame, l’amie du plus jeune des frères, celui qui a tiré. «Un crime d’honneur», a répercuté la presse berlinoise, une semaine plus tard, lorsque la police a arrêté les trois frères. Au Café Kemer, aux murs orange et sans décor, sous le métro aérien de la Schlesisches Tor, on connaissait un peu l’un des frères. «Rien à dire, des gens bien, mais elle n’aurait pas dû rester ici», se mure l’un des jeunes clients, qui jette de temps à autre un œil sur un match du championnat turc de foot. Entre modernité allemande et solidarité communautaire, même la société masculine est gênée.
La famille Sürüçü habite à deux stations de là, Kottbüsser Tor, le cœur sans cesse animé du Kreutzberg, avec ses cafés, ses stands de kebabs, ses mosquées. Elle a immigré il y a plus de vingt ans, venant d’Erzurum, une ville tout à l’est de l’Anatolie, à grande majorité kurde. Des gens simples, traditionalistes et pieux, qui fréquentent régulièrement une mosquée fondamentaliste
«Elle n’a eu que ce qu’elle méritait»
À 15 ans, Hatun avait quitté l’école sans achever sa scolarité. Ses parents avaient arrangé un mariage pour elle en Turquie. Avec un cousin. Le mariage avait capoté. Deux ans après, Hatun était de retour à Berlin, avec son fils Can. Sans mari. Peu à peu, elle s’est transformée, a abandonné le foulard, s’est maquillée, sortait en disco. Son père ne lui parlait plus, elle a pris ses distances de sa famille. Avec le soutien d’un office d’assistance, elle a trouvé refuge dans un foyer pour jeunes mères, puis a emménagé dans un petit appartement où elle élevait seule son fils. Il y a trois ans, elle a commencé un apprentissage d’électro-monteur. Elle devait obtenir son diplôme cette semaine. Née en Allemagne, elle voulait vivre comme une Allemande.
Au début, la mort d’Hatun ne tenait qu’en quelques lignes dans les quotidiens. Puis tout s’est emballé lorsque le proviseur de l’école du quartier, le collège Thomas-Morus, a adressé aux parents d’élèves une lettre indignée, qu’il a publiée, pour dénoncer les propos de certains élèves lors d’un débat en classe. «Cette pute voulait vivre comme une Allemande, elle n’a eu que ce qu’elle méritait», a lancé un des élèves alors que deux autres applaudissaient: «C’est de sa faute.»
Des propos qui ont choqué l’Allemagne, confrontée une nouvelle fois à la question de l’intégration de ses immigrés, mais qui ont aussi blessé la grande majorité de la communauté turque, humiliée et inquiète que l’on puisse faire l’amalgame entre culture musulmane et violences faites aux femmes. «Je n’aime pas trop ce terme de crimes d’honneur, il suggère un arrièrefond culturel qui offrirait une certaine compréhension pour les actes de violence. Même en Turquie ce type de violence est condamné», s’indigne Esra Erdem. Pour cette assistante sociale qui anime avec trois collègues le TIO, un lieu de rencontres et de conseils pour les femmes immigrées, «derrière ce terme, il y a souvent une volonté de contrôler la vie sexuelle, sociale et professionnelle des femmes. En parlant de crime d’honneur, on se détourne de l’objectif: bannir toute violence contre les femmes, leur permettre de porter plainte et d’obtenir justice».
Elle sait de quoi elle parle. Chaque année, la petite permanence du TIO, dont les vitrines s’offrent toutes grandes au regard des passants de la Köpenickerstrasse, accueille plus de 3000 femmes venues chercher un conseil juridique, une piste pour trouver un emploi ou une solution aux problèmes conjugaux. «Plus de 40% de nos visiteuses avouent des problèmes de violence. Souvent dettes, chômage, difficultés avec les enfants et problèmes de couples sont liés», précise Esra Erdem. Qui ajoute aussitôt: «C’est un problème économique et social, pas lié à la culture.»
Peurs de la société masculine
Le crime d’honneur tient plus des traditions patriarcales et des peurs de la société masculine que de la religion, d’après les experts. Marius Fiedler, directeur de la prison pour jeunes, constate, lui, que sur 529 prisonniers, il y aurait actuellement six jeunes entre 18 et 22 ans, tous de confession musulmane, condamnés pour avoir tué une femme de leur famille. «En général, dit-il, c’est le patriarche qui donne l’ordre au plus jeune fils de commettre le crime. Car ils savent bien qu’en Allemagne les juges ne condamnent pas les jeunes aux plus lourdes peines.»
Souvent, au départ de tout, il y a les mariages forcés. «Mais dire que la moitié des mariages turcs sont contraints, c’est exagéré. Il y a des mariages arrangés, comme jadis en Europe, mais ils sont en nette diminution. Il y a eu un grand travail d’information», veut croire Esra Erdem. Même si sur la table du TIO figure en bonne place une brochure intitulée Non aux mariages forcés. Avec ce conseil: «Si tu dois fuir, les centres d’information peuvent te trouver un appartement où te cacher». ■ Yves Petignat, Berlin
Souvent, au départ de tout, il y a les mariages forcés. «Mais dire que la moitié des mariages turcs sont contraints, c’est exagéré.
Rédigé par : Book Publishers | 27.02.2011 à 12:39