Le Nouvel Observateur, 20 décembre 2001
«Les
intégristes n’aiment pas le corps et se méfient du plaisir. Ce sont des
psychorigides aux désirs refoulés. Et qui s’interdit de jouir ne
supporte pas que l’autre jouisse...»
La frustration des fanatiques religieux
Les intégristes religieux sont des frustrés qui souffrent de mal-être
– ou de mal-à-être – et qui manquent de confiance en eux. La
frustration, c’est le manque de puissance, et plus précisément le
manque de puissance virile. Ce que Wilhelm Reich appelait «la peste émotionnelle». Or bien souvent, on confond virilité et brutalité. «J’en ai, donc je cogne» est
la formule par laquelle les intégristes se font reconnaître comme les Élus face aux réprouvés. Blottis dans le groupe des «meilleurs», ils se
donnent un rôle gratifiant sur le théâtre du monde qu’ils fantasment en
noir et blanc. Les gros bras se reconnaissent comme les milices du
seigneur. En prenant du plaisir à dominer l’autre, ils se sentent
exister. L’estime de soi se nourrit du mépris de l’Autre. C’est la
jouissance du fanatisme! Et ça fonctionne de la même manière chez tous
ceux qui se sont installés dans les réponses dernières. Toutes les
idéologies – et j’entends par idéologie une représentation générale du
monde, religieuse, politique, philosophique qui emboîte les réponses
aux questions de manière à ce qu’il n’y ait qu’une seule réponse
recevable pour chaque question – se moulent dans un modèle
millénariste: une représentation de l’histoire comme un combat terrible
qui, grâce à un élixir, se terminerait par la victoire des bons sur les
méchants et l’avènement d’un ordre divin rétabli dans sa pureté
originelle. Chez les religieux, l’élixir magique se nomme la foi. Chez
les nationalistes, c’est le patriotisme. Et chez les communistes, la
conscience de classe. Les extrêmes se rejoignent, et les intégrismes
religieux partagent les mêmes fantasmes. Tous rêvent de rétablir un
passé idéalisé. Tous adhèrent à une vérité déjà dite une fois pour
toutes, tous condamnent la modernité et la démocratie, tous voient dans
une parole nouvelle une erreur à combattre, tous veulent une société
figée dans un présent éternel. Si les intégristes musulmans, juifs et
chrétiens avaient la possibilité d’organiser ensemble un autodafé,
c’est certain, ils brûleraient les mêmes livres et les mêmes personnes.
La femme, victime du principe d'autorité
Tous les intégrismes religieux font de la femme la première victime du principe d’autorité. Justement parce que la femme représente l’absence de pénis. Elle est
celle qui «n’en a pas». Cette absence de pénis la disqualifie pour
l’exercice du pouvoir. La faiblesse est assimilée à la femme, et le mot
«efféminé», la pire des insultes pour l’homme. Par conséquent, son
travail se cantonne au domaine privé de la maison. En Europe, à
l’époque de Guillaume II, l’Ordre moral imposait déjà les «trois k»:
Kirche, Küche, Kinder (église, cuisine, enfants). Et de l’exclusion à
la diabolisation, il n’y a qu’un pas. Plane encore le mythe de la femme
pécheresse, créé au début du christianisme par saint Augustin. Au XIXe
siècle, dans un livre intitulé «les Défauts des jeunes filles», l’abbé
Méchin écrit: «Le plus vilain défaut est la curiosité qui a perdu notre mère Ève.»
La femme est cet Autre coupable de curiosité, maladie contagieuse dont
il faut à tout prix protéger le corps social. En outre, la femme
symbolise la séduction et la tentation. C’est à cause d’elle que
l’homme a été banni de son paradis originel.
Le machisme des fondamentalistes
On ne connaît aucun fondamentaliste qui ne soit pas machiste. Ils affirment tous qu’ils
ont un grand respect de la femme et que tout ce qu’ils font pour elle
est destiné à la protéger et l’honorer. Mais il est bien évident
qu’imposer un tchadri ou refuser des soins médicaux aux femmes ne sont
pas des actes d’amour! Dans les milieux chrétiens, on ne la cache
peut-être pas, mais on la juge indigne de confiance. Des sectes
protestantes américaines se battent ouvertement contre l’égalité des
droits des femmes. Dans le système de représentation des intégristes,
ces comportements trouvent pourtant des justifications, pour la plupart
liées à la notion de pureté et au respect de la tradition. Les femmes
possèdent le pouvoir de porter les enfants. Il faut donc les surveiller
pour garantir la pureté du groupe. Mais, paradoxalement, les femmes
sont toujours suspectées d’être des créatures impures, du fait même
qu’elles saignent. Chez les juifs pieux, encore aujourd’hui, quand une
femme a ses règles, il est interdit de la toucher. Le fantasme de la
pureté est le pivot de toutes les idéologies totalitaires (fascisme,
intégrisme, communisme). Purifier le monde est le mot d’ordre qui
appelle aux massacres et à la barbarie.
La dérive vers la violence
Lorsqu’il s’abandonne à la dérive sectaire et juge son
prochain selon son appartenance religieuse, censée le qualifier en tant
qu’être humain, un croyant respectueux de la loi morale peut verser dans la violence envers son prochain. Les gens qui sont solidement installés sur le rocher
des certitudes méprisent, plaignent et condamnent ceux qui ne les
partagent pas. Assurés de leur bon droit et de leur vérité, ils cèdent
à la tentation d’imposer leur foi par la violence. Si un homme refuse
l’offre, l’Amour commande alors de le forcer. C’est l’alibi: je le
combats pour son bien. Son âme est en danger, ne faut-il pas le
contraindre, si on l’aime? L’exil des juifs d’Espagne en 1492,
l’Inquisition, les guerres de Religion aux XVe et XVIe siècles ou les
attentats du World Trade Center illustrent les effets de cet amour
dévoyé. La violence est légitimée, la guerre est sainte!
Amour dévoyé, frustration, doute sur la virilité, diabolisation de la femme… Peur de la sexualité
Les intégristes religieux n’aiment pas le corps et se méfient du
plaisir. Il est toujours question de ce doute sur la virilité. Ce sont
des psychorigides aux désirs refoulés. Et qui s’interdit de jouir ne
supporte pas que l’autre jouisse. C’est logique. Saint Augustin
commande: «Domptez votre chair; échauffez-vous contre elle avec toute la sévérité imaginable.» Le
programme est clair: la répression du désir, brutale et haineuse. Cela
donne quoi? Des hommes soumis parce que culpabilisés, mais aussi des
fous sadiques et meurtriers. Là où Eros est malvenu, Thanatos prend le dessus.
Un Dieu vengeur
C’est un Dieu à leur image: un Dieu mégalo et parano qui envoie
des châtiments collectifs terribles chaque fois qu’il estime qu’on ne
l’adore pas assez. C’est bien le rêve du petit chef de pouvoir punir
dès que la révérence n’est pas assez basse. Dans cette logique,
certains juifs eux-mêmes ont affirmé que Dieu avait envoyé Hitler pour
punir les juifs de leurs péchés. C’est de la folie furieuse.
La religion, la meilleure arme pour la course au pouvoir
De toutes les idéologies, les religions sont les armes les plus
terribles, parce qu’elles peuvent transformer un être humain en bombe. La
religion, pour les gens simples, n’a pas besoin de preuves. Allez
prouver que vous n’êtes pas investi par Dieu ou par Allah! Il n’y a pas
à discuter.
Les religions seraient-elles donc dangereuses?
Refusons
de diaboliser la religion. Si nous considérons la religion comme
dangereuse, nous en venons à condamner toute posture religieuse et là,
nous tombons dans l’intégrisme athée. Voyons plutôt à quel désir Dieu
correspond. Et s’il procure une légitimité à des psychorigides refoulés
pour s’installer sur le rocher des certitudes, diaboliser et jouir du
plaisir de condamner et de tuer, alors oui il faut le combattre. Mais
le vrai danger ne vient pas de la religion, il réside plutôt dans la
lâcheté humaine. Il n’y a rien de pire que ceux que Primo Levi appelait
«les braves gens».
■ D'après les propos de Daniel Béresniak, recueillis par Marie Lemonnier, au sujet de son livre «les Intégrismes» (Jacques Grancher)
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