24 Heures, 22 mars 2005
[La majorité des personnes lisent-elles le journal pour s'informer?] À l'heure où les journaux des pays développés tendent à perdre, grosso modo, 1% de leurs lecteurs chaque année depuis plus d'une décennie, les propriétaires et éditeurs de journaux aimeraient connaître la réponse à cette question de science certaine, car, si les gens achetaient le journal exclusivement pour s'informer - un acte admirablement intellectuel - cela voudrait dire que, pour regagner des lecteurs, il suffirait d'accroître, encore et toujours, la qualité, voire la quantité, des informations publiées.
L'ennui est que lorsqu'ils s'y essaient, les éditeurs n'obtiennent que rarement les résultats escomptés. Pourquoi? Parce que vous et moi, si nous lisons le journal pour nous informer - nous avons tous un petit bout de cerveau! -, le prenons aussi en mains pour des raisons «mystérieuses» qui n'ont rien à voir avec ses qualités intellectuelles, nécessaires mais pas suffisantes.
Parmi d'autres, sans doute, voici quatre raisons «mystérieuses» qui nous font acheter le journal.
La première: indépendamment de ce qu'on y lit, on éprouve, en feuilletant le journal, le sentiment gratifiant, quasiment poétique, de participer à la vie de la collectivité, d'être dans le coup, dans le mouvementent - comme lorsqu'on se déplace au cœur d'une foule au brouhaha chaleureux et amical. Avec le journal, on n'est plus seul.
La deuxième: nous aimons le journal parce qu'il s'adresse aux puissants en notre nom, les surveille et, au besoin, les dénonce et les sanctionne. Ce sentiment que le journal est notre défenseur, notre protecteur, crée entre lui et nous un lien fort, suffisant pour nous inciter à l'acheter même si, pour des raisons de maladie par exemple, nous nous trouvons dans l'incapacité de le lire!
La troisième raison paraîtra plus futile, elle ne l'est pas: nous prenons l'objet journal entre nos mains pour trouver quelques instants de paix, de douceur, de réconfort psychophysique. Écoutez le chuintement du papier, le léger crissement des pages que l'on tourne, éprouvez le plaisir d'avancer ainsi à l'oreille dans la réalité du monde, jusqu'à la [dernière] page [...], avec, alors, le sentiment apaisant d'avoir fait ce qu'il fallait et tenu quelques instants le globe terrestre en équilibre dans la paume de notre main...
La quatrième raison, enfin, est plus mystérieuse encore: le journal nous saisit par sa musique, sa mélodie, son rythme, son âme disent certains, faits de caractères, bâtons ou empattements, de blancs, de noirs, de gris, de couleurs, de distribution étonnante des matières. Il faut que cette musique nous enchante durablement, pour que nous acceptions de lire vraiment le contenu du journal. Fabriquer un journal qui marche, qui compte dans la vie de ses lecteurs, qui entretient avec eux une histoire d'amour, est presque une affaire de recette magique.
Le journal qui serait seulement intelligent et bien informé, mais manquerait d'âme, de mélodie, ou dont le papier serait rêche et agressif, ne saurait être aimé. Tout au plus le lirait-on par nécessité, comme on avale de l'huile de foie de morue; à la première occasion, on le laisserait tomber.
En revanche, l'éditeur qui saura combiner les vertus uniques du journal - son caractère amical, non-intrusif, convivial, musical - avec les nécessités de l'époque, n'aura pas à craindre la crise. Un exemple? Dans un monde devenu fou, où nos PC, nos mobiles, nos radios, nos télés, nous bombardent à chaque seconde d'infos crues ou cuites, l'éditeur pourrait, pourquoi pas, combiner le talent du journal à dire l'essentiel, avec la douceur de l'objet imprimé, et publier un journal doux au toucher, léger dans la main, musical et courageux, sans concurrence parmi les médias contemporains. ■ Claude Monnier
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