Le Temps, 7 avril 2005
L'auteur juif, l'un des derniers géants des lettres américaines, s'est éteint mardi à l'âge de 89 ans. Il laisse à la postérité une œuvre subversive au style électrique.
C'est, à 89 ans, l'un des derniers géants des lettres américaines qui s'est envolé. À l'heure qu'il est, on ne sait pas encore quelle direction il a choisie. Peut-être les enfers, car il en connaissait les moindres recoins, pour les avoir explorés dans une œuvre subversive, toujours voltairienne, et parfaitement sulfureuse. Plus «enlevée», parfois, que celle de Philip Roth, auquel on ne cesse de la comparer. Les deux ténors chassaient en effet sur les mêmes terres – les rêves en jachère d'une Amérique squattée par le diable – mais Bellow le spartiate avait souvent une longueur d'avance, grâce à la concision électrique de sa prose, à son ironie incendiaire, et à la précision foudroyante de ses tirs.
Sa cible préférée? Le cretinus americanus, une espèce dont il observait le déclin d'un œil féroce. En fustigeant la dictature des bien-pensants, les opinions majoritaires et le laminage des cervelles au pays de Mickey Mouse. Pour peindre les travers de ses contemporains, le roi Saul avait inventé un personnage emblématique: Herzog, ce juif un peu timbré, fantasque, bourré d'humour et d'idées noires, qui symbolise la mauvaise conscience à l'américaine. Et qui étouffe dans son époque, asphyxié par l'air vicié d'une civilisation prête à imploser. Cette douce perfidie n'empêcha pas Bellow, qui arborait d'élégants chapeaux, d'être l'auteur le plus couronné d'outre-Atlantique: un prix Pulitzer, trois National Book Award, et bien sûr un Nobel, en 1976.
Moraliste amer, sceptique forcené, intellectuel libéral très influencé par ses origines juives, Bellow est certainement l'écrivain qui incarne le mieux, aujourd'hui encore, la crise spirituelle d'une Amérique qui s'est immolée sur le bûcher de ses vanités. Il naît au Canada en 1915, de parents juifs qui viennent d'émigrer de Russie. Sa famille s'installe ensuite à Chicago – sa ville fétiche, comme romancier, où il étudie la sociologie et l'anthropologie. Une carrière de professeur s'ouvre alors à lui (il enseigne dans le Minnesota, à New York, à Princeton) avant qu'il ne se convertisse à la littérature en jetant sur le tapis des personnages qui sont souvent des êtres hésitants, des perdants, des mal-aimés: il y a en eux un mélange de résignation et de fantaisie triste, d'angoisse et de maladresse existentielle, comme s'ils sortaient d'un film de Chaplin.
Le premier roman de Bellow, L'homme de Buridan (1944), met justement en scène un personnage indécis, presque kafkaïen, qui ne s'appelle pas Joseph pour rien. Puis viendront les Aventures d'Augie March (1953), confessions d'un picaro juif claudiquant, qui refuse d'emprunter les voies royales d'un bonheur préfabriqué. Onze ans plus tard, Herzog installe Bellow au pinacle: il y invente un anti-héros, un border-line suicidaire, totalement insoumis à son temps. «La vie sans explication, lance-t-il, ne vaut pas d'être vécue, et la vie avec explication est insupportable.»
Dans le sillage d'Herzog, se glissera ensuite un autre marginal, M. Sammler (La planète de M. Sammler, en 1970): portrait d'un survivant de l'Holocauste exilé à New York, où il découvre une jungle en proie «aux misérables pitreries de cette existence que nous traversons si vite». L'autre chef-d'œuvre de Bellow, Le Don de Humboldt (prix Pulitzer 1976) est de la même veine avec, de surcroît, des zooms magistraux sur ces milieux urbains hyper-sophistiqués que le romancier comparait volontiers aux tribus primitives...
Jusqu'à la fin de sa vie – il s'était retiré dans le Vermont après avoir longtemps vécu à Chicago – Bellow est resté un déviant. Une sorte de Diogène qui, à 87 ans, fit scandale avec son délicieux Ravelstein. C'est l'histoire d'un homosexuel tourmenté, éternellement dissident, qui pourfend son époque avant d'affronter la mort en stoïcien. De ce Gatsby mâtiné d'Oscar Wilde, Bellow brosse un portrait éblouissant où l'on reconnaît, à peine déguisé, son ex-ami décédé en 1992: Allan Bloom, philosophe célèbre et pédéraste caché. Cette révélation posthume a choqué l'intelligentsia américaine, et Bellow a répondu par un sourire. Avant de tirer sa révérence. Reste ce cadeau à la postérité: un auteur politiquement incorrect, et littérairement irréprochable. ■ André Clavel
Commentaires