Le Temps, 6 avril 2005
[Des ruptures s'opèrent] dans l'univers social et scientifique [qui] bouleversent la conception que les humains ont de leur existence et leurs certitudes sur la vie.
Technologies de rupture («disruptives technologies»): difficile de faire plus à la mode, comme concept. Les économistes en voient partout. Ce sont les technologies dont les capacités novatrices sont telles qu'elles changent radicalement la société et l'économie. Elles peuvent soit créer, soit détruire le marché de catégories entières de produits. Par exemple: l'arrivée de la calculatrice électronique a mis d'un coup terme à l'industrie de la règle à calculer. Mais cette notion ne touche pas que l'économie. La réalité est que les technologies produisent sans cesse de nombreux types de ruptures.
Prenez la médecine. Par l'ensemble de son développement, elle relève de technologies de rupture. Du simple cabinet à l'hôpital, le progrès technologique casse les habitudes, brise les résistances, change les perspectives. Médicaments, chirurgie endoscopique, implants, transplantations, prothèses, thérapies cellulaires ou génétiques, systèmes d'information: c'est partout que des approches plus pointues remplacent les autres, remodèlent les visions et surtout ouvrent de nouveaux possibles. Du coup l'extension du domaine à soigner semble sans limites. À tous les instants de la vie, la technique peut quelque chose pour l'homme. Le voilà thérapeutisable à l'infini, ou presque.
La rupture technologique entraîne une rupture éthique. À cause des nouveaux pouvoirs sur les choses et sur la biologie, impossible de se contenter d'un monde standardisé et uniforme de réponses: il faut en produire d'autres. D'ailleurs, à la place d'une morale unifiée et stable se bricole déjà un système dont le pluralisme est la principale caractéristique. Que l'on pense au questionnement à propos du «donner la mort», que ce soit par euthanasie ou suicide assisté. Hier, il était rare, anecdotique. On pouvait lui garder une apparence de simplicité. Demain, parce que la médecine peut maintenir en vie des individus dans des états de plus en plus limites, il sera la règle. De moins en moins de gens mourront de façon simple – naturelle pour employer un mot dont le sens se perd.
Tout se mélangera: la nécessité pour chacun de décider du stade de dégradation qui entraîne que la vie ne vaut plus d'être continuée, la pression de la société à cause des coûts. Il y a de l'intéressant dans cette évolution: une nouvelle approche humanisée de la fin de vie. Mais aussi de l'inquiétant: les tendances à l'industrialisation de la mort (car c'est une constante, l'industrie essaie toujours de se glisser dans les activités humaines). L'utilitarisme qui veille, comme une charogne: la société vous entretient mais vous ne produisez plus rien. Pour contrer ces tendances, les deux attitudes défensives – brandir le spectre des barbaries produites par le XXe siècle et surtout renforcer le moralisme du refus – ne suffiront pas. Au contraire: c'est l'hypermoralisme, non l'amoralisme, qui a fait le lit de ces barbaries.
Hors moralisme, hors sensiblerie simpliste, comment décider ce qui est éthique? Voilà le problème. Les consensus moraux de notre société démocratique sont à la peine. Au moins s'agit-il de prendre la mesure de la difficulté. Déjà, la pensée de ce que nous sommes devient difficile. Où se trouve l'humain, le non-humain, l'inhumain? Comment définir les limites? Qu'est-ce que la nature humaine, dès lors que les biotechnologies modifient le corps et interviennent sur le cerveau de l'homme?
[Le pape] Jean Paul II [...] n'a pas su voir [...] les ruptures qui s'opéraient dans l'univers social et scientifique et comment, davantage encore que la politique elle-même, elles bouleversent la conception que les humains ont de leur existence. Il n'a pas saisi à quel point la femme s'émancipait. Il n'a surtout pas compris – enjeux de pouvoirs? théologie thomiste suivie à la lettre? vision mystique de la vie humaine? – à quel point la contraception avait changé la face du monde. Pas de plus radicale rupture que celle-là. Le non que l'Église n'a cessé de marteler sous ses vingt-six ans de pontificat à toute forme de contraception a opéré sur ce plan une cassure. La voix de l'Église catholique porte de moins en moins.
C'est en fait l'ensemble de la vision bioéthique de l'Église catholique qui manque de prise sur l'époque. La «défense de la vie» comme ligne de protection contre «les dérives de la civilisation de la mort» – contraception, avortement, euthanasie – peine à convaincre la grande masse des gens qui vivent sans cesse dans le bouleversement des technologies de rupture et auraient besoin de paroles constructives. Elle se rapproche étrangement des attitudes des droites extrêmes et réactionnaires qui infestent le globe, jusqu'à fusionner avec elles en un grand bloc moral uniforme de protection absolue d'une «vie» qui semble d'autant plus sacrée qu'elle est insaisissable.
L'époque moderne demanderait de nuancer les positions, d'orienter les technologies vers des voies de liberté et d'humanisation. Tout annonce – et en premier lieu les progrès de la biologie – qu'il n'y aura plus jamais de certitudes concernant le début et la fin de la vie humaine, ni sur la façon de vivre sa sexualité, ni sur les caractéristiques d'une vie «digne» d'être enfantée ou prolongée. Pour chaque personne, les limites devront être négociées. Le triste esprit consommateur menace, certes. La solitude du chacun pour soi dopé à l'infini et sans plus aucune participation communautaire est une possibilité, c'est vrai. L'autodestruction de l'humanité occupe de façon obsédante l'horizon de la technologie, et probablement n'est-ce pas qu'une peur fantasmée. Mais, en même temps, d'autres possibilités d'existence s'ouvrent. Il est urgent que des talents de visionnaire et d'humaniste s'intéressent à elles. ■ Dr Bertrand Kiefer, rédacteur en chef de la «Revue médicale suisse»
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