[...] Dans le reflet des vitres, je vois, avec mes yeux, que je ne vois plus mes yeux. Dans cet escamotage, cette dissimulation minuscule et absolue, réside le pouvoir spécial des lunettes noires. Cela pourrait expliquer pourquoi c
ette chose fait toujours chic. Le cas est rare: répandue dans le monde entier, utilisée par toutes les catégories sociales, identiquement portée par toutes les générations, cette chose persiste malgré tout à paraître élitiste. C'est la plus obstinément élitiste des choses les plus usuelles. Sa distinction n'a rien a voir avec son utilité, qui est banale. Ces lunettes protègent de l'éclat du soleil, mais cette fonction est accessoire.
Ce qui compte, dans les lunettes de soleil, c'est d'abord qu'elles vous transportent instantanément dans un autre monde. Vert. Ou jaune. Ou bleu. Ou rose. Ou marron, ou brun-beige. Autrement coloré, autrement net que l'autre. Sans éclat diffus, sans couleur aiguë. Ce monde deux est particulier: rigoureusement identique au monde un (vous reconnaissez les lieux, les gens, les choses, rien, dans le fond, ne vous surprend vraiment) et totalement différent (la couleur du ciel, les teintes de la lumière, la découpe des choses, aucune scène n'est semblable).
Pas besoin d'être philosophe pour conclure que l'apparence dépend de notre vision. Les choses ne sont pas telles que nous les voyons, malgré tout elles ne peuvent être, pour nous, que de cette manière. Impossible de voir en dehors de notre regard. Toutefois les lunettes changent ce regard. Filtres de couleur, elles opèrent des déformations-transformations. Et si nous tentions d'ôter notre regard usuel, comme on ôte les lunettes de soleil? Comment faudrait-il s'y prendre? S'arracher les yeux? Ou seulement considérer le monde sous un autre angle?
Il y a plus troublant, plus essentiel aussi, dans ces lunettes. Elle occultent les yeux. Comme des masques portatifs, et inversés (le masque, habituellement, dissimule tout sauf les yeux). Cacher le regard provoque un type singulier de retrait, une mise à distance, une gêne qui fait craindre une menace, suscite une méfiance diffuse. Ce n'est pas pour rien que des généraux, des stars, des parrains de la mafia, des esthètes et des tortionnaires sont représentés - et se donnent eux-mêmes en représentation - avec des lunettes noires. Noires, cette fois. Le soleil n'a rien à faire ici. Ces lunettes servent seulement à masquer en permanence le regard. Peut-être les gens très divers qui en usent ont-ils en commun un certain goût du secret et de la cruauté.
Sans doute est-ce autour de cette opacité sur laquelle vient buter sans comprendre le regard de l'autre que se rassemblent les attributs des lunettes noires. Le côté chic élitiste peut se relier à cette mise à distance, cette rupture avec le regard dans les yeux, ce «je vous regarde mais je suis à l'abri, caché, et vous ne pouvez me déchiffrer». De même, pouvoir et cruauté sont en jeu dans ce regard qui se soustrait au partage, refusant d'être à son tout regardé.
L'essentiel: un regard dont vous savez qu'il vous scrute, alors même que vous ne pouvez l'observer. Vous ne percevez plus directement la présence de l'autre. Vous la présumez. Vous la postulez derrière l'écran opaque, vous ne l'éprouvez pas. Cette présence devient puissance, se fait redoutable à proportion de son retrait. Et elle persiste dans l'esquive. En masquant les yeux, rien qu'eux, les noires lunettes révèlent par contrecoup ce que permet le regard offert: repérages animaux, réserves de transparence, jeux de captation.
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Roger-Pol Droit, Dernières nouvelles des choses, Odile Jacob, 2003

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