Le génocide des Arméniens [Hérodote | Imprescriptible | Monde diplomatique |NetArménie ] est, chronologiquement, le premier génocide du XXe siècle. Il s'est déroulé sur un an environ, en 1915-1916. Il n'était pas vraiment impossible à prévoir: il y avait belle lurette que, dans l'Empire ottoman, les chrétiens arméniens étaient persécutés. Les années 1894-1896 et 1909, en particulier, avaient déjà été marquées par de retentissants massacres (deux cent mille morts, au moins*) - dont la nouvelle avait, à l'autre bout de l'Europe, provoqué la colère de quelques intellectuels (Péguy), et de vagues remontrances de la part des gouvernements.
Lorsque le génocide se déclencha, le 24 avril 1915, au terme d'une période durant laquelle il fut conçu et planifié dans le plus grand secret par les «Jeunes Turcs», il fut immédiatement connu - d'autant qu'il se déroulait, pratiquement, «en public». Ambassadeurs et consuls étrangers transmirent sans tarder, à leurs chancelleries respectives, des informations précises sur ces massacres déguisés en «déportations». Le 24 mai 1915, les puissances de l'Entente protestèrent contre ce qu'elles nommèrent «un crime de lèse-humanité». Dans les douze mois suivants, le crime en question n'en réussit pas moins à faire disparaître les deux tiers de la communauté arménienne vivant alors dans l'Empirre ottoman. Soit, selon les estimations, entre 1 000 000 et 1 500 000 personnes - dont 800 000, au moins, furent directement assassinées, les autres étant mortes à cause des conditions terribles régnant pendant les «déportations» (1). Encore faudrait-il, pour être exhaustif, ajouter à ce nombre celui des centaines de milliers d'Arméniens «qui périrent lorsque les Turcs essayèrent d'étendre le génocide à l'Arménie russe en Transcaucasie au printemps et en été 1918, puis en automne 1920, lorsque le gouvernement récemment mis en place à Ankara ordonna à l'armée du général Karabekir d'«annihiler physiquement l'Arménie (1)».
Aucune intervention extérieure ne fut tentée, en 1915-1916, pour limiter l'étendue du désastre. La guerre, souvent invoquée pour expliquer ce manque d'intérêt, aurait dû, au contraire, constituer une raison majeure pour intervenir: la Turquie étant l'alliée de l'Allemagne, les adversaires de celle-ci tenaient là une belle occasion de mettre l'une et l'autre en difficulté. Ils n'en firent rien. Bien plus, lorsque la paix fut revenue, et que le traité de Sèvres (10 août 1920) eut ouvert la possibilité de poursuivre en justice les responsables du génocide, le traité de Lausanne (24 juillet 1923), revenant en arrière, accorda l'amnistie à tous les «crimes de guerre» commis depuis 1914.
Il y a pire. Dès 1919, il apparut, durant les travaux de la conférence de paix, que le gouvernement turc avait tendance à minimiser l'importance des massacres (ou bien leur caractère prémédité) - ainsi qu'à rendre les Arméniens responsables de leurs propres malheurs, en les accusant (avec une parfaite mauvaise foi) d'avoir globalement «trahi» leur pays dès les débuts de la guerre. À peine le génocide consommé, se mettait ainsi en place une logique qui, de «révisionniste» d'abord, ne tarda pas à devenir «négationniste».
Et plus jamais, depuis lors, les différents gouvernements qui se sont succédé en Turquie n'ont dévié d'un millimètre par rapport à cette stratégie «négationniste» (2). Aujourd'hui encore, pour la majorité des Turcs, le génocide n'a pas eu lieu. Cette «vérité» est globalement acceptée par la presse, diffusée par des livres qu'on peut trouver dans toute l'Europe (3), et «vendue», hors de Turquie, par des universitaires à la solde d'Ankara - ou qui, pour d'autres motifs, croient opportun d'apporter leur caution à la version officielle turque.
(1) Cf. Vahakn Dadrian, Le Génocide des Arméniens, 1996, Stock, Paris, 1997
(2) Cf. Yves Ternon, Enquête sur la négation d'un génocide, Éditions Parenthèses, Marseille, 1989
(3) Cf. Kâmuran Gürün, Le Dossier arménien, Triangle, 1984
Christian Delacampagne, De l'indifférence - Essai sur la banalisation du mal, Éditions Odile Jacob, 1998
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