Bulletin du Credit Suisse, avril 2002
[Le matriarcat] semble avoir été l'ordre social primitif. Au néolithique, quelque 3000 ans avant notre ère, le matriarcat [Lafargue ׀ Erudit] a été remplacé de force par le patriarcat, mais il subsiste encore aujourd'hui dans certanies régions reculées.
Ce n'est qu'en 1861 que la science commence à s'intéresser au phénomène. Dans son ouvrage «Le Droit maternel», le Bâlois Johann Jakob Bachofen, historien du droit, mentionne des sociétés matriarcales comme celle des Lyciens en Asie mineure et utilise le terme de «gynécocratie». Bachofen aura de nombreux disciples. Tout d'abord des hommes: le philosophe marxiste Friedrich Engels, ainsi que Lewis H. Morgan, premier ethnologue à écrire sur le sujet avec sa «Société archaïque» (1877).
Du point de vue des femmes, un pas décisif est franchi en 1932, avec «Mütter und Amazonen» (Mères et amazones), première histoire féminine de la civilisation. Rien d'étonnant à cela: son auteur présumé, Sir Galahad, était en réalité une femme, Bertha Helene Eckstein-Diener, la fille d'un fabricant viennois. Par la suite, ce sont surtout les féministes qui se consacreront à l'étude du matriarcat, que ce soit sur le plan scientifique, sentimental, militant ou politique. Mais à partir des années 70, elles se tournent peu à peu vers l'étude des rapports entre les sexes («gender studies»).
On trouve des traces du matriarcat dans presque toutes les régions du monde. Une centaine de cultures matrilinéaires existent encore aujourd'hui, la plus grande ethnie étant celle des Minangkabau, en Indonésie, avec trois millions de membres. Rien qu'en Chine, les minorités ethniques englobent environ 800 tribus régies par le droit maternel, ce qui représente 15 millions de personnes.
L'étude approfondie du sujet permet de faire des découvertes aussi diverses qu'intéressantes: les tribus des îles Trobriand, dans le nord-ouest de la Mélanésie, les Indiens Hopi et Arawak en Amérique du Nord, les Ashanti et les Akan en Afrique centrale, les habitantes des îles grecques Karpathos et Chios, les Ladakhi en Inde...
Les Khasi, population du nord-est de l'Inde, sont souvent considérés comme l'exemple type de la société matriarcale. Pourtant, lorsqu'ils furent décrits pour la première fois par l'ethnologue Philip Gurdon, en 1907, ils étaient déjà soumis depuis longtemps à des influences étrangères problématiques: l'islam, le bouddhisme, sans parler du christianisme apporté par les Britanniques. C'est pourquoi il avait été nécessaire de créer dès 1899 le mouvement socioculturel Seng Khasi afin de préserver la tradition. Malgré cela, le matriarcat des Khasi ne s'est pas perpétué dans sa forme originelle. Et comme la description de ce «type idéal» repose souvent, à d'importants égards, sur une reconstruction, elle est sujette à contradiction. Ainsi, l'artiste suisse Thomas Kaiser, qui est marié à la ka khadduh Colinda Nongkhlaw et partage sa vie entre Zurich et l'Inde, a constaté que les hommes de la tribu jouissaient d'un grand pouvoir dans la religion et la politique, les femmes ne prenant que peu de part aux rituels. En outre, le mariage sans cohabitation n'existe plus chez les Khasi, contrairement à certains comptes rendus, et les clans sont si grands qu'il est matériellement impossible à la matriarche d'en assurer seule le contrôle.
On observe donc même chez les Khasi une montée en puissance des hommes. En 1990 a été créée l'«Union du nouveau foyer», qui tente par des moyens répressifs d'introduire le patriarcat. Ses membres souhaitent, selon leurs propres dires, abolir enfin le «statut d'étalon» de l'homme. ■ Andreas Schiendorfer
Le matriarcat, ordre social sans domination
Selon les définitions les plus récentes, le matriarcat n'est pas simplement le contraire de patriarcat («domination des pères»). La polysémie du mot grec «arkhé» permet en effet de traduire matriarcat par «au début, les mères». Ainsi, le matriarcat ne serait pas une forme de domination, mais un ordre social totalement exempt de violence, une «anarchie réglementée», où même la mère du clan et grande prêtresse ne possède pas le pouvoir de commandement absolu.
La recherche moderne sur les rapports entre les sexes («études de genre» ou «gender studies») n'utilise pas le terme matriarcat et établit une distinction entre le genre social ou socioculturel («gender») et le genre biologique («sex»). Les ethnologues quant à eux n'utilisent généralement que les termes «matrilinéaire» (filiation par la mère) ou «matrilocal» (résidence chez la mère). Pour les chercheuses sur le matriarcat, cependant, de telles considérations sont trop limitées. L'ordre social marqué par les femmes comprend selon elles non seulement des aspects sociaux, mais aussi économiques, politiques et idéologiques. ■
Les Khasi, ou le royaume pacifique des femmes
Le nom Khasi sinifierait «né d'une mère» et symboliserait ainsi le matriarcat. Les différentes tribus - Synteng, War, Bhoi, Lyngngam - sont organisées en clans. La fondatrice du clan (ka iawbei-tynrai) ou la mère du clan (i mei) est non seulement l'origine et le chef de la famille, mais aussi la prêtresse responsable des rituels et des cérémonies funèbres au sein de la famille. Partout, des mégalithes témoignent du culte des ancêtres, un peu comme sur le site de Stonehenge, en Angleterre.
La mère du clan possède la compétence économique. Dans la mesure où la taille du clan le pemet, elle administre les biens, notamment la maison et les terres communautaires, ainsi que les revenus de tous les membres du clan. Son autorité naturelle et le respect de la famille font que ses conseils sont suivis, mais elle ne possède ni pouvoir de commandement, ni appareil de pouvoir - police ou armée - qui lui permettrait d'imposer sa volonté en cas de nécessité.
Les Khasi vivent selon un système matrilinéaire. Les enfants prennent le nom du clan de leur mère, le père n'est pas considérré comme un parent et, dans nombre de cas, seules les filles vont à l'école. L'héritage du clan est transmis par la mère à la plus jeune des filles, appelée «ka khadduh».
Autre caractéristique de cette popuation, la matrilocalité: même à l'âge adulte, les parents directs restent habiter chez la mère. Si besoin est, on construit pour les sœurs aînées de la «ka khadduh» des maisons situées à gauche ou derrière la maison communautaire (les Garo, peuple voisin, connaissent les «maisons longues»). Tandis que les fils, les frères et les oncles habitent dans la maison de la mère du clan, les époux n'ont le droit d'entrer dans la maison de leur femme que la nuit. Les Khasi ont en général un seul conjoint. Cependant, la facilité avec laquelle se fait le changement de partenaire (il suffit d'un geste pour signifier le divorce) entraîne la polyandrie successive ou, plus rarement, la polygynie.
Le «père social» aide ses sœurs dans l'éducation des enfants. C'est surtout le frère aîné qui jouit d'une grande considération. Il est prêtre assistant dans les cérémonies familiales et représente le clan à l'extérieur. Par contre, lors des conseils («durbars»), les hommes ne sont que des délégués dépendant de l'approbation de leur femme. Ce consensus est généralement obtenu autour du foyer, centre de la vie familiale.
Les clans les plus anciens (nobles) nomment dans leur district le chef ou le roi («syiem»), qui n'est en définitive que le fils ou le neveu, et donc seulement le représentant, de la grande prêtresse et mère du clan. Les syiems vivent aussi simplement et modestement que les autres membres de leur tribu et peuvent être destitués à tout moment. De par leur fonction, ils sont tenus d'organiser de grandes fêtes, mais n'ont pas le droit de lever l'impôt, de sorte qu'ils perdent souvent leur richesse. Mais chez les Khasi, le clan veille à ce qu'il n'y ait ni mendiants ni sans-abri. ■
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