Le Nouvel Observateur, 1er juin 2006
Le théorème de Roberto Carlos
Balistique, géométrie, théorie des systèmes, mais aussi ethnologie, sociologie... Le foot ne fascine pas que les supporters. Il intéresse aussi les savants
Comme beaucoup de savants allemands de l'époque, le physicien et chimiste Heinrich Gustav Magnus (1802-1870) s'intéressait aux retombées de la science sur l'art militaire, l'artillerie lourde en particulier. Il s'agaçait de ne pas comprendre pourquoi un boulet de canon, en rotation sur lui-même, incurvait sa trajectoire dans un sens généralement imprévisible: c'est l'«effet Magnus». Étudiant la question de près à l'aide des «équations de Bernouilli» [BibM@th ׀ Interaide ׀ Météolaflèche], Magnus comprit qu'il s'agissait d'une dissymétrie induite par les frottements avec l'air: du fait de la rotation du projectile, ces frottements inégaux créent une dépression d'un côté, une surpression de l'autre, d'où la déviation. D'où surtout l'invention des armes à canon rayé, pour dissuader ces maudits projectiles de tourner comme des toupies capricieuses avant de retomber où ils veulent.
On le sait aujourd'hui, ce même «effet Magnus» est à la base des coups francs les plus réussis - ceux à la trajectoire la plus surprenante - et il intervient aussi au tennis, dans les «balles à effet». Le virtuose du stade, ignorant sans doute les équations de Bernoulli, peut ainsi infliger au ballon, par un habile «brossage» du pied, une rotation qui lui imprimera la trajectoire optimale, et qui aurait médusé les canonniers teutons. Avec même parfois en plein vol un changement d'angle, apparemment inopiné, que Magnus n'aurait su expliquer. Car il faut, pour comprendre, faire intervenir en plus la mécanique des fluides et l'écoulement de l'air autour du ballon qui, de turbulent au départ, peut devenir brusquement fluide à partir d'une certaine vitesse. Et changer soudain la direction du ballon, pour le propulser dans les buts alors que tout le monde le voyait arriver ailleurs.
Une équipe de l'Université de Sheffield, qui a disséqué un célèbre coup franc du Brésilien Roberto Carlos, marqué contre la France en 1997, s'est émerveillée de la maîtrise de tous les paramètres de ce shoot magistral: frappe de la balle du pied gauche avec une vitesse de 30 mètres/seconde, lui conférant une rotation de 10 tours/seconde en sens inverse de celui des aiguilles d'une montre. D'où une trajectoire rectiligne et apparemment hors but, suivie d'un brusque ralentissement avec déviation vers la droite - en plein dans les filets, alors qu'un ramasseur de ballon, à gauche des buts, s'était déjà baissé pour ne pas le recevoir en pleine figure!
La science s'intéresse de très près au football, sous toutes ses coutures. Le comportement de l'équipe de foot dans son ensemble, avec la coordination spontanée de tous ses gestes (quand tout va bien...), fascine ainsi les spécialistes en théorie des systèmes, comme le montre un remarquable documentaire de Jean-Christophe Ribot: «Football, l'intelligence collective» [*]. «Dans une équipe de foot, le tout est beaucoup plus que la somme des parties, c'est-à-dire l'addition des joueurs», observe Jean-Philippe Rennard, consultant en informatique et intelligence artificielle, professeur à l'ESC de Grenoble, qui travaille sur des méthodes de modélisation industrielle. Pour bien le montrer, Jean-Christophe Ribot a filmé à la verticale, depuis la plate-forme d'une grue perchée à 100 mètres au-dessus du stade, un match Lorient-Bastia.
Ces images insolites illustrent en effet la cohérence des actions, les joueurs semblant reliés par des fils invisibles grâce auxquels «chacun agit à la fois comme un individu et comme un élément de l'équipe», commente Antonio Damasio, professeur à l'Université de Californie du Sud, spécialiste du cerveau et du rôle de la conscience dans le comportement. La conscience justement, au foot, elle «joue» à plein, mais c'est son dépassement qui débouche sur une mystérieuse «créativité collective», quasiment instinctive. Car, analyse Damasio, «les situations qui peuvent survenir au cours d'un match sont d'une variété tellement infinie qu'il est hors de question de les avoir toutes prévues et mémorisées: il faut sans cesse inventer des réponses nouvelles». Alors, sans toujours s'en rendre compte, les joueurs communiquent entre eux. «Ils produisent et reçoivent en continu de discrets signes corporels, qui sont en principe transparents pour les partenaires, et opaques pour les adversaires.» Par la magie de quoi ils agissent de manière orchestrée, et - grâce aux entraînements intensifs qui ont créé des automatismes et «shunté des circuits neuronaux» - sont en mesure d'affronter les conditions les plus imprévues, ceci sans véritable analyse objective de la situation car «c'est l'émotion qui prend le relais, et offre des solutions spontanées». Pour le spécialiste de l'intelligence collective, «le football naît dans le cerveau et non pas dans les pieds». De nombreuses expériences, menées avec des robots footballeurs, confirment l'importance du cerveau des joueurs, si on souhaite des parties intéressantes. Mais, dit Antonio Damasio, «on ne peut pas être performant au foot si on n'éprouve pas... du plaisir», ce qui semble en effet exclure les robots.
Au-delà de la balistique du ballon, la géométrie mouvante des hommes sur le terrain, ou la théorie des systèmes, les scientifiques s'intéressent aussi au foot pour de nombreuses autres raisons, notamment ethnologiques et sociologiques. Ainsi pour l'ethnologue Christian Bromberger (CNRS-Université de Provence), «le football condense et théâtralise les valeurs fondamentales du monde contemporain». À l'image du monde industriel «dont il est lui-même le produit», le foot exalte la performance individuelle aussi bien que collective, le travail d'équipe et (comme à l'usine) la division des tâches, ainsi que la planification. Comme dans la vraie vie, la justice y est imparfaite, l'aléatoire et la chance y tiennent une grande place, le mérite n'y suffit pas, le mauvais sort y est conjuré par «une profusion de microrituels», et la tricherie (pas vu pas pris) y rend à l'occasion de précieux services. Comme la vraie vie encore, le foot divise le monde entre acteurs et spectateurs et, pour ces derniers, «les hiérarchies sociales s'inscrivent dans les différents espaces cloisonnés du stade». Enfin, ajoute Christian Bromberger, le grand match peut se comparer à une célébration religieuse, dans la mesure où «tous les éléments d'une telle cérémonie semblent réunis: fidèles, confréries, officiants, lois, lieu clos consacré au culte, mise en présence du bien et du mal, recours à des pratiques magico-religieuses pour dominer l'aléatoire...». En Corée du Sud, l'Église de la Providence - un groupe dissident de la secte Moon, étudié par la sociologue Nathalie Luca (CNRS-EHESS) - célèbre son culte dominical sous forme de matchs de football opposant le bien (capitalisme) au mal (communisme). En somme la planète foot, qui a donné l'exemple de la mondialisation, nous tend un miroir où se reflète la planète tout court. Ce qu'on y voit n'est donc pas toujours très reluisant. ■ Fabien Gruhier
[* diffusé sur France 5, à la veille du match d'ouverture du Mondial.]
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