... Il y a cette crise d'autorité. Les enfants font à peu près ce qu'ils veulent... J'essaie bien de réagir. Mais comment, le soir venu, imposer à Nicolas, une discipline que, tout le jour, nul ne lui a réclamée? On me décourage vite:
- Tu vas le faire pleurer. Ce petit est si sensible. Je laisse tomber. Parce qu'au fond, je n'ai pas grande envie d'intervenir. Mes pouvoirs, je n'aimerais pas qu'on me les conteste (et d'ailleur on ne les conteste pas). Mais de leur exercie je suis embarrassé. Je manque de présence et d'attention pour les riens, les applications mineures de l'autorité qui m'ennuient - et même me désobligent.
Contrairement j'admets qu'en ce qui me concerne on y pourvoit. Quand il s'agit des «petites choses» Mariette, qui commande mal ses enfants, me commande très bien. Je n'y vois pas de malice. Il me suffit de penser que pour les choses importantes, la décision m'appartiendrait. Rien de tel, on le sait, qu'un général, pour devenir à la maison deuxième classe, pour se reposer du galon en obéissant. On se dit: à chacun son secteur. Mais mon secteur se rétrécit.
Plus souvent sorti que rentré, discontinu, je ne saurais prévaloir sur la continuité de Mariette, toujours de service... Peu à peu, afin de courir à l'essentiel, je lui ai donné procuration sur le C.C.P., le compte en banque, le coffre. Elle a pour se débrouiller dans la paperasserie médicale des consultations, des vaccinations, des fiches de santé comme dans la paperasserie sociale des mille et une cartes, déclarations, certificats de vie (qui vous forcent à employer des heures de cette vie à prouver votre existence), elle a une patience féminine qui m'allège bien et m'ôte toute envie d'y remettre le nez. M'allégeant d'un souci, elle m'a aussi, peu à peu, allégé d'un pouvoir que je m'étais d'abord réservé. Ai-je besoin d'ajouter que la femme de journée, le laveur de carreaux, le facteur et les boueux, les encaisseurs, l'E.D.F., les commerçants, les assureurs, faute de me rencontrer, ne connaissent qu'elle? Si les enfants, vaguement menacés de mes foudres les tiennent pour illusoires, s'ils se tournent incontinent vers leur mère pour réclamer quoi que ce soit, c'est pour la même raison. On ne s'incline que devant Me Bretaudeau, ès qualités. Qu'un client se présente et très réservée, très secrétaire, Mariette s'efface:
- Je vais voir s'il peut vous recevoir.
... Mais pour tout le reste le ton change:
- Il fait froid. Prends ton cache-nez. Si, si, je ne te demande pas ton avis, je ne tiens pas à ce que tu me ramènes un rhume. À propos, après le Palais, passe chez Grolleau, rue Voltaire. Prends les disques que j'ai commandés pour l'anniversaire d'Ariette...
Hervé Bazin, Le Matrimoine, Seuil, 1967
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