Journal du théâtre Vidy-Lausanne, novembre 2005
Les relations entre le génie et la folie - folie du génie, génie de la folie - ont fait l'objet de discussions dans le monde des psychiatres pendant des décennies: en gros de la fin du XIXe siècle jusqu'au milieu du siècle suivant. Puis le débat, qui avait contaminé parfois les sphères de la critique d'art et de la philosophie, est peu à peu passé de mode, pour des raisons liées à l'évolution sociale, ou à celle des concepts et des connaissances, mais aussi au fait que, dans un monde en pleine métamorphose, personne ne sait plus clairement fixer les limites ni du génie ni de la folie, donc à plus forte raison discuter les rapports de l'un à l'autre. Et pourtant la question reste d'un intérêt capital, qu'on le présente à l'ancienne ou trouve pour l'exprimer de nouvelles formulations.
Depuis une cinquantaine d'années, c'est le concept de création ou de créativité (apparu dans les pays anglo-saxons à la fin des années quarante) qui a supplanté, dans les discussions académiques, la vieille notion romantique du génie, laquelle ne subsiste plus, très dévaluée, que dans le langage familier ou populaire où tout peut être «génial»: un livre, un événement, un individu, un objet. Dans un monde où l'on ne fait plus entre les choses aucune hiérarchie, chacun étant a priori créateur, toute démarche d'expression semble du coup légitime. Mais comme il faut bien tout de même faire une place aux individus manifestant des aptitudes exceptionnelles, une certaine psychologie, férue de tests expérimentaux, a inventé pour eux le terme de «surdoués», qui ne semble guère adapté qu'à des considérations purement scolaires. Après un siècle de sociologie marxiste et d'égalitarisme de principe, il est politically correct, au mépris des différences les plus élémentaires, de tout expliquer par le milieu, l'éducation, jamais par les variantes imprévisibles de la neurologie ni de la génétique, mais c'est aussi, paradoxalement, l'idéal de la singularité individuelle, et le culte de l'Autre, purement théoriques, qui tendent à devenir la norme actuellement.
Quant aux «fous» - le terme même sonne aujourd'hui comme un gros mot -, si l'on en juge par l'exemple de la France, ils se retrouvent aussi souvent en prison, où pour des raisons de sécurité on a été obligé de créer pour eux une section spéciale, que dans l'institution psychiatrique. Depuis le triomphe, après l'électrochoc, des neuroleptiques, la fameuse «camisole chimique» plus discrète mais non moins effrayante que le traitement antérieur au nom si barbare, niant ce qui fait justement la spécificité de la folie, on a voulu faire des malades mentaux des êtres responsables, capables, comme n'importe quel autre malade d'une affection purement organique, de recourir d'eux-mêmes aux traitements.
Après deux siècles de progrès de la psychiatrie, un siècle de psychanalyse, trente à cinquante ans de philosophie existentialiste responsabilisante, de désaliénisme et de psychothérapie institutionnelle, d'antipsychiatrie ou de psychiatrie de secteur, il semble que l'on soit revenu à la case départ. Comme avant l'époque de Pussin et Pinel, fondateurs de la psychatrie moderne, le malade mental véritable peut se retrouver aujourd'hui, quoique pour des raisons inverses, enfermé pêle-mêle avec les délinquants, les criminels, les alcooliques, les toxicomanes, les SDF, les prostituées, sans qu'aucun expert n'ait assez de personnalité ni de jugement pour le distinguer clairement des voyous (qui eux, n'ont pas besoin de longues analyses pour reconnaître un «barjo»).
Comme on le sait bien aujourd'hui, c'est une théorie italienne, celle d'un adepte du spiritisme, le criminologue et psychiatre Cesare Lombroso (1835-1909), qui, au début de l'industrialisation, en pleine crise des arts et médias traditionnels, a eu pour la première fois l'audace d'assimiler explicitement le génie créateur à une forme de dégénérescence mentale ou de psychose. Comme s'il fallait, ainsi que le veut la pensée vulgaire, avoir «une case en moins» pour être créateur, ou comme si tous les artistes devaient être «tarés». Intitulé d'abord Genio e follia (1), l'ouvrage tristement célèbre de Lombroso prit finalement le titre de L'uomo di genio dans une édition augmentée de 1882 qui allait exercer une profonde influence, non seulement sur la critique réactionnaire hostile aux avant-gardes de l'art moderne, mais sur la pensée nazie elle-même, puisque Entartete Kunst, la terrible exposition itinérante de 1937 sur l'art «dégénéré», doit vraisemblablement son titre à la deuxième traduction allemande du livre de Lombroso, Entartung und Genie, parue à Leipzig en 1894.
Ce qui est moins connu, c'est, presque à la même époque et aux antipodes des théories du psychiatre italien, la thèse plus sympathique mais non moins discutable de son contemporain, le neurologue Hughlings Jackson (1835-1911), une thèse selon laquelle l'aliénation pourrait se révéler créatrice, perspective optimiste prenant pour ainsi dire à l'envers le problème de la dimension pathologique du génie. Inspiré par l'évolutionnisme de Herbert Spencer et concevant le système nerveux comme une série de niveaux d'organisation hiérarchisés, Jackson, suivi de nombreux disciples au cours des années trente, voyait dans les phénomènes d'effondrement ou de «dissolution» des facultés supérieures au cours de la psychose, un aspect positif: la libération et le développement de facultés sous-jacentes, ordinairement sous contrôle (2). Traduit dans un autre langage, ce serait la disparition de certains mécanismes «normaux» de refoulement qui, dans la folie, permettait à certains automatismes inconscients de s'exprimer et expliquerait donc l'existence des aliénés artistes, une thèse qui a l'avantage de la simplicité et compte encore quelques adeptes aujourd'hui.
Que ce n'est pas la folie qui est créatrice, mais qu'il y a bien quelque chose d'autre qui distingue le fou créateur de celui qui ne l'est pas, la ville de Lausanne, capitale mondiale de l'art brut, est bien placée pour le savoir, et tous les grands classiques de l'art asilaire, Wölfli, Aloïse, Müller, Forestier, Pujolle, sont là pour en témoigner, chacun avec son style et son monde si particuliers. Car si les Jacksoniens avaient raison, comment se fait-il alors que tous les compagnons de souffrance et de misère de ces créateurs hors du commun n'aient pas manifesté le même «don» - ou, dans un autre domaine, un don équivalent? -, et qu'au lieu de chefs d'œuvre, ne soient sorties de leurs mains que des productions insignifiantes, comme le petit bric-à-brac émouvant et dérisoire des archives de la Waldau, montré au Centre culturel suisse de Paris il y a quelques années (3)? «Le cas d'un véritable artiste est presque aussi rare chez les fous que chez les gens normaux», écrivait Dubuffet (4). Et si l'émergence spontanée d'un art «brut» chez certains malades n'ayant eu aucune préoccupation artistique antérieure donne en effet l'illusion d'avoir sa source dans la folie, ce sont plutôt, pour les natures prédisposées uniquement, les vertus de l'enfermement - concentration forcée due à l'isolement et temps libre - qu'il faudrait envisager, comme le prouve, dans un autre domaine de l'art brut, le cas de Joseph Giavarini, dit le Prisonnier de Bâle, qui n'a plus jamais rien produit après sa libération.
Que le génie par ailleurs - ou le pouvoir créateur, si l'on préfère - est totalement indépendant de la folie, au point dans certains cas de pouvoir cohabiter avec elle, et que folie et génie se situent donc sur deux plans radicalement différents, rien ne l'illustre mieux que le cas d'Antonin Artaud. Il y a quelques années, à l'occasion de la parution d'un livre, j'ai eu la chance de pouvoir transcrire quelques lettes inédites du poète, restées bloquées un demi-siècle dans les archives de son psychiatre (5). Il faut vraiment entrer, mot pour mot, à l'intérieur de la phrase d'Artaud pour sentir à quel point la force de son Verbe, la solidité de sa syntaxe et son pouvoir fascinant d'expression ont la capacité de sortir intacts des pires assauts du délire et des plus violentes illusions. Artaud dont Paulhan après coup disait «On [aurait] dû le laisser à l'asile, c'est là qu'il écrivait les plus belles choses (6)!»
À l'époque romantique, prélude nocturne de la civilisation moderne, on distinguait couramment, pour les dons artistiques, talent et génie, le talent, une aptitude ou disposition technique souvent familiale (donc peut-être en partie héréditaire), mais susceptible d'être cultivée par le travail et la discipline (le talent, ça s'apprend), tandis que le génie, sans doute inné, et d'origine aussi mystérieuse que l'inspiration chez les Grecs, apparaît comme un phénomène beaucoup plus rare et complexe, mettant en jeu l'ensemble de la personnalité. Une œuvre créatrice géniale est «habitée», traversée par quelque chose qui la transporte, elle va plus loin que le simple talent, sans vision, qui ne mène au mieux qu'à la virtuosité. Or une distinction aussi élémentaire, incontournable à l'usage, et qui subsiste aujourd'hui dans la pensée courante, n'a plus aucune validité ni en psychologie ni dans les sciences sociales, où il serait pourtant utile de lui chercher de nouveaux fondements.
Une école de la psychologie cognitive américaine offre de nouvelles perspectives pour dépasser la vieille notion du génie et mieux comprendre la nature des dons exceptionnels et les différentes familles d'intelligence ou de sensibilité à l'origine des grands domaines de la création: la théorie des intelligences multiples de Howard Gardner, dont le livre Frame of Mind, paru en 1984 (7), définit huit formes fondamentales de rapport au monde en fonction de certaines spécialisations cérébrales et de leur corrélation spécifique. Une typologie, beaucoup plus ouverte que celle du test de Binet et Simon ou de la traditionnelle mesure du QI, et qui offre la particularité de croiser l'observation psychiatrique avec certains faits remarquables empruntés aux biographies de grands créateurs, à la neurobiologie, à la psychologie expérimentale et à certaines notations curieuses de l'anthropologie.
Bien sûr, entre le génie et la folie, le pouvoir créateur et certaines formes de maladie mentale, il y a plus d'une analogie. Socialement atypiques, souvent doués d'une énergie hors du commun, les créateurs sont des tempéraments obsessionnels qui n'ont même plus conscience de leur «manie», et c'est parce que leur comportement souvent hors-normes représente une psychologie des extrêmes que le jugement de la majorité tend à l'assimiler aux excès similaires de la pathologie mentale. Mais il ne faut pas confondre métaphore et réalité (8), là s'arrête l'analogie: même si, comme tout un chacun, ils peuvent parfois être le jouet des hallucinations, s'égarer dans le délire ou «perdre la raison», les créateurs sont des fous «positifs» dont le travail, tout entier orienté vers une forme instinctive de communication, est une quête obscure du Réel ou du Vrai, donc l'inverse de la folie.
Quand la roue de l'histoire aura encore un peu tourné, on s'apercevra à l'évidence que c'est dans une période très particulière de transition qu'a surtout prévalu le mythe du génie malade, et aux figures tragiques si fascinantes des grands poètes, penseurs ou peintres aliénés de la mutation des XIXe et XXe siècles - Hölderlin, Nerval, Van Gogh, Nietzsche, Soutter, Artaud... -, on opposera à nouveau les colosses de la Renaissance ou de l'Antiquité, dont l'équivalent actuel est plutôt à chercher parmi les représentants des nouveaux médias. Car même au sein de la folie, le pouvoir créateur reste le dernier bastion de la santé. Loin d'être malsaine ou morbide, toute création véritable est toujours une autothérapie, un effort de tout l'être pour se construire, ou reconstruire, sur un plan supérieur désintéressé. Donc un élan vers le sublime, comme Freud l'avait bien dit. ■ Laurent Danchin, Agrégé de Lettres, écrivain, critique d'art et enseignant, spécialiste de l'art brut et singulier. Il est le correspondant en France de la revue anglo-américaine Raw-Vision, journal de l'art intuitif et visionnaire, élue meilleure revue d'art de l'année 1998 par l'UNESCO, et le promoteur du programme SOS-Environnements Singuliers, label de qualité 2003 du Fonds International pour la Promotion de la Culture (FIPC) de l'UNESCO
1. Publié à Turin en 1864, réédité en 1872 et 1877.
2. Cette thèse séduisante avait déjà été exprimée en 1812 par le premier collectionneur d'art asilaire, le Dr Benjamin Rush, dans son étude Medical Inquiries and Observations upon the Diseases of the Mind, manuel psychiatrique où les productions artistiques des aliénés étaient comparées à de splendides fossiles qu'un tremblement de terre providentiel aurait ramenés à la surface.
3. Cf. Le dernier continent ou la Waldau, asile de l'Art, Centre culturel suisses, Paris, 11 mai - 30 juin 1996
4. In «Honneur aux valeurs sauvages», Prospectus et tous écrits suivants, tome I, Paris, Gallimard, 1967, p. 222.
5. Voir Artaud et l'asile 2 - Le cabinet du Docteur Ferdière, Paris, Séguier, 1996.
6. Cité par Henri Thomas dans La véritable histoire d'Artaud le Mômo, un film de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, 1993.
7. Voir Howard Gardner, Frames of Mind - The Theory of Multiple Intelligences, William Heinemann, Londres, 1984.
8. Voir Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l'analogie. De l'abus des belles-lettres dans la pensée, Paris, Raison d'agir, 1999.
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