Le Nouvel Observateur, 6 novembre 2003
[...] le capitalisme est prodigieusement efficace puisqu'il a permis de sortir l'humanité d'une économie de subsistance. Mais il est cruel, instable, avec des crises récurrentes comme celle de 1929 [de Gaulle], qui a failli tout emporter. Il a heureusement inventé les trois grandes régulations qui l'ont sauvé. Selon la première, due à Keynes, l'argent public ne doit pas être géré comme l'argent privé. Soustrait à la notion d'équilibre comptable, il doit pouvoir servir à amortir les secousses du système. La deuxième, inspirée par Beveridge, considère les prestations sociales comme un filet de sécurité empêchant, en cas de crise, le pouvoir d'achat de tomber à zéro. La troisième régulation tient en cette phrase d'Henry Ford: «Je paie mes salariés pour qu'ils m'achètent mes voitures!» C'est l'appel à une politique de hauts salaires, carburant du capitalisme.
Les Trente Glorieuses, marquées par une croissance régulière et forte, ont bénéficié de ces trois formes de régulation. Dans la décennie 1960, les esprits sérieux auraient dû se demander comment faire partager ce miracle au tiers-monde. mais voilà qu'arrive Milton Friedman. Il va répétant que puisque le profit est si efficace il faut en faire toujours plus! Sans s'encombrer de tous ces impôts, de cette coûteuse protection sociale. Et il réduit la science économique à celle de la circulation de l'argent, coupée de toute vision anthropologique. Il place les marchés financiers au cœur de son système et évacue les concepts non marchands comme l'éducation ou la recherche.
À partir de là, l'évolution du capitalisme se lit à travers l'opinion du jury du prix Nobel d'économie, qui récompense une vingtaine de personnalités toutes plus ou moins adeptes de la pensée de Friedman. Le capitalisme libéral a conquis le monde, pris le contrôle du Fonds monétaire [Wikipédia] et de la Banque mondiale [Wikipédia], mais aussi des gouvernements [...]. C'est dans ce cadre-là que se bâtit l'Europe.
Aujourd'hui, ce courant de pensée commence à montrer des failles: la défaillance du réseau électrique en Californie, les problèmes de trains en Grande-Bretagne, les scandales Enron, Tyco, WorldCom... et surtout le fossé croissant avec les pays en développement. [...] Et justement, depuis six ans, les prix Nobel d'économie a cessé d'être décerné à des émules de Friedman. Il y a eu, en 1998, l'Indien Amartya Sen, qui est le grand économiste de la défense des pauvres. Puis trois keynésiens, et récemment l'Américain Joseph Stiglitz, efficace dénonciateur des injustices du système. ■ Propos de Michel Rocard, député au Parlement européen, ancien Premier ministre, recueillis par Jean Daniel, Dominique Nora et Jean-Gabriel Fredet
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Rédigé par : mu | 06.08.2006 à 10:48