Le Courrier, 24 octobre 2006
À la fin du XIXe siècle, l'application de l'électricité industrielle induit la «chaise de la mort». Pour l'«humanité» et le «progrès», l'électricité comme peine s'impose aux États-Unis dès 1890 (État de New York, prison d'Auburn). Légalisée dans maints États (Floride, Pennsylvanie, Géorgie, Tennessee, Virginie, Caroline du Sud, etc.), la chaise électrique s'ajoute alors à la pendaison et au peloton d'exécution. Après la Première Guerre mondiale, durant laquelle la gaz de combat à base de sulfure d'éthyle (ypérite ou gaz moutarde) décime les tranchées alliées puis allemandes, la recherche sur la chimie des gaz mène à la «chambre de la mort». Après l'électricité, au nom de l'«indolorité» pénale, le gaz forge bientôt le cinquième protocole de la peine capitale. Or, depuis la conception en 1792 de la guillotine par des médecins «éclairés» qui estiment «indolore» la décollation, jusqu'à l'injection létale par voie intraveineuse (1977), l'histoire de la peine de mort illustre les rapports ambigus entre les savants, la médecine et le droit de punir. La «médicalisation» de la peine capitale offre, bien souvent, un argument décisif contre son abolition, de même que les preuves ADN, rempart de l'erreur judiciaire, confortent maintenant aux États-Unis ses acharnés partisans.
Médecine du crime
Pour les Anciens déjà, le droit de punir constitue une mesure thérapeutique radicale contre les pathologies du corps social. Dans le Gorgias de Platon, Socrate affirme: «L'application de la justice [...] est une médecine pour la méchanceté de l'âme.» (478e). Au temps des Lumières, Montesquieu, tenant pourtant à la modération des châtiments contre le supplice, légitime l'exécution des assassins: «Cette peine de mort est comme le remède à la société malade» (Esprit des lois, 1748, XII, iv). En 1908 encore, médecin légiste et fondateur de l'école criminologique lyonnaise, Alexandre Lacassagne (1843-1924) cautionne «scientifiquement» le maintien de la peine capitale dont l'abolition échoue la même année devant le parlement français: «Les Pouvoirs publics devraient, à l'égard du corps social, se conduire comme les médecins prudents et instruits agissent avec leur malade: dans les cas graves et au-dessus des ressources de l'art, ne pas hésiter à pratiquer une action chirurgicale, [...] employer systématiquement les expédients et les règles d'une hygiène préventive» (Peine de mort et criminalité, Paris, 1908, p. 182). Morale, sécurité, ordre et hygiène publics, lutte contre la dégénérescence du corps social: l'élimination «propre» des criminels hante bien souvent la conscience punitive de certains médecins, pénalistes et criminologues.
Exécution «décente»
Débattue puis rejetée en Angleterre vers 1950 lorsqu'une commission royale souhaite médicaliser la peine capitale, déjà discutée aux États-Unis autour de 1880, puis instaurée dès 1977 comme le moyen le «décent» d'exécuter un criminel, l'injection létale encadre la peine capitale dans les 38 États non abolitionnistes. Elle illustre la médicalisation perverse de le peine «moderne» dont en 1973 le gouverneur de la Californie, Ronald Reagan, loue l'humanité: «Ancien fermier et éleveur ce chevaux, je sais ce que cela signifie d'achever au fusil un animal blessé. Aujourd'hui, on appelle un vétérinaire pour donner une dose au cheval qui s'endort. [...] Je me suis demandé si ce n'était pas là une partie de la réponse au problème que nous pose la peine capitale. S'il n'y avait pas là un modèle pour trouver une méthode possible d'exécution?»
Mort «douce» dont la faible douleur serait celle d'une piqûre de seringue selon ses partisans, prônée au nom d'un naturalisme médicalisé, l'injection intraveineuse perce le bras du condamné sanglé sur une sorte de table d'opération chirurgicale. Elle se compose d'une dose mortelle de barbiturique à effet rapide et d'un sérum toxique qui paralyse les fonctions respiratoires (bromure de pancurnium), puis provoque l'arrêt cardiaque du condamné (chlorure de potassium). Basée sur un ancestral geste médical (repérer la veine où planter l'aiguille afin que la sérum mortel épargne les tissus), l'injection létale est une anesthésie capitale. Liée à la constitution du condamné et à son acharnement vital, la mort survient entre 10 à 40 minutes selon certains observateurs du rituel pénal. En 2005, la revue médicale britannique Lancet affirme que l'anesthésie est parfois «insuffisante». Endormissement, suffocation respiratoire, arrêt cardiaque: l'injection létale médicalise la peine de mort, bien qu'aucun médecin n'y participe.
Gaz létal
Fondateur de l'anthropologie positiviste, médecin militaire, aliéniste puis professeur de médecine légale à Turin, convaincu du déterminisme biologique sur le comportement atavique et dégénéré de l'homme criminel, Cesare Lombroso (1835-1909) estime que la gaz permettrait d'asphyxier le condamné à mort avec des «hallucinations agréables», engendrées par l'émanation d'éther ou de chloroforme (L'uomo delinquante, 1876; L'homme criminel, 1887). Le gaz létal entre ainsi dans la «modernité» pénale au seuil du XXe siècle. Première étape vers la suppression universelle de la peine capitale qu'il prône avec Arthur Koestler, Camus n'évoque-t-il pas en 1956 un «anesthésique qui ferait passer le condamné du sommeil à la mort, qui resterait à sa portée pendant un jour au moins pour qu'il en use librement, et qui lui serait administré dans le cas de volonté mauvais et défaillante»? (Réflexions sur la peine capitale, avec A. Koestler).
La Grande Guerre banalise le gaz létal qui se répand rapidement aux États-Unis en matière de châtiment suprême. Les statistiques montrent qu'entre 1930 et 1980, 945 hommes et 7 femmes périssent dans les chambres à gaz des États qui les légalisent, parfois dès 1977 avec l'alternative de l'injection létale (Arizona, Californie, Caroline du nord, Colorado, Maryland, Missouri, Mississipi, Nevada, Nouveau Mexique, Oregon, Wyoming). En 1999, dans la prison San Quantin en Californie, suffoqué au bout de dix-huit minutes, Walter Legrand, ayant choisi cette mort pour protester contre la peine capitale, serait le dernier criminel gazé aux États-Unis.
Aquarium de la mort
L'utilisation pénale du gaz émerge au Nevada dans les années 1920. À l'instar des partisans de l'électricité vers 1880, un toxicologue oublié, le docteur Allen McLean Hamilton, estime que le gaz «débrutalisera» les pendaisons ou les fusillades capitales alors appliquées au Nevada. «Humaniste» et «progressiste», il veut gazer les condamnés à mort endormis dans leur cellule, sans avertissement, pour supprimer l'attente angoissante du châtiment. Or, si l'idée de l'asphyxie capitale séduit le législateur du Nevada, son application est périlleuse. Depuis la cellule gazée, la volatilité des émanations toxiques menace la prison. L'intoxication capitale s'effectuera donc dans un bâtiment situé hors de la prison, mais dans l'enceinte pénitentiaire. Médecin militaire inspiré par le toxicologue, Major Delos A. Turner élabore le modèle matriciel de la chambre à gaz, modernisée ensuite. Un bâtiment particulier contiendra une cabine d'acier, pressurisée, souvent peinte en vert, confinée de manière étanche, percée de plusieurs fenêtres (ou hublots) pour les témoins de l'exécution. Véritable sas entre le monde des vivants et celui du condamné à mort, la porte se fermera hermétiquement. Éclairée de l'intérieur, la cabine métallique – surnommée l'aquarium – permettra en toute sécurité de gazer le condamné lié sur une chaise scellée au sol. À ses pieds, un récipient contenant de l'acide sulfurique (coupé avec de l'eau distillée) reçoit les pastilles de cyanure. Leur dissolution sulfurique produit le gaz mortel. Pour connaître le moment de la mort clinique, un stéthoscope posé sur la poitrine du condamné aboutit à un amplificateur disposé hors de la chambre. Rendre visible l'exécution, neutraliser le condamné, assurer in situ la rapidité et l'efficacité de l'intoxication par le mélange sécurisé des produits toxiques, contenir les émanations mortelles qui menaceraient le personnel pénitentiaire et les témoins, connaître l'instant du trépas, aérer rapidement, nettoyer l'installation toujours souillée (sang, vomissements, déjections, etc.): la chambre à gaz obéit à ces principes techniques, pénaux et hygiénistes. ■ Michel Porret, historien
Complément: The death penalty
Les commentaires récents