L'AGEFI, 27 octobre 2006
Les intellectuels européens de gauche voient dans la droite religieuse américaine une terrible menace contre nos libertés. À l’autre extrême (droite réactionnaire), c’est l’inverse: le retour de la religion nous ferait redécouvrir des valeurs qui nous sauveront. Ces deux positions sont excessives et fausses pour plusieurs raisons.
La première est que la religion a toujours joué un rôle plus important dans la vie américaine qu’en Europe. Ce pays a été fondé par des «pilgrims» qui voulaient être libres d’exercer leur foi. La deuxième est que la droite religieuse actuelle est à replacer dans l’histoire du XXe siècle, où elle a atteint un sommet entre 1919 et 1933 avec la célèbre prohibition de l’alcool dans tout le pays. Or, nous sommes très loin d’un tel sommet, même sur la question de l’avortement qui, depuis le jugement de la Cour suprême «Roe vs Wade» (1973), reste légal aux États-Unis malgré toutes les attaques dont ce jugement a été l’objet. La troisième est que la montée en puissance de la droite religieuse dans les trente dernières années doit, d’une part, être envisagée par
rapport au reflux qu’elle a connu de 1945 à 1970 et, d’autre part, être mise en perspective. Elle est entrée dans une phase de maturation comme le suggère le premier graphique ci-dessus (déclin des tenants d’une interprétation stricte de la Bible, en gros les «créationnistes» hostiles au darwinisme).
Deux valeurs essentielles
La droite religieuse américaine ne doit pas être confondue avec le mouvement néoconservateur, composé d’une majorité de laïques provenant d’horizons spirituels très divers. Il suffit d’ailleurs d’ouvrir quelques périodiques néoconservateurs comme The Weekly Standard [Wikipédia], Commentary ou The National Interest, pour s’en rendre compte. Ensuite, comme tout mouvement qui regroupe des millions de personnes, la droite religieuse américaine n’est pas monolithique. Cela dit, au-delà d’une inéluctable diversité, il y a tout de même des valeurs en commun. Famille, nation, respect de la vie, de la création et donc refus de l’avortement. Et puis aussi, une éducation qui ne fasse pas des enfants des analphabètes religieux. Tassement républicain? Plusieurs analystes pressentent un tassement du Parti républicain, non pas en raison d’un soutien défaillant de la droite religieuse américaine, mais simplement par lassitude devant la situation en Irak dont les républicains sont responsables. Au fait, pourquoi les démocrates sont-ils devenus si faibles? La question mérite d’être posée pour mieux comprendre la double ascension de la droite religieuse et du Parti républicain. La réponse la plus simple est que les démocrates, dans les années soixante, ont considéré que les questions de morale et de spiritualité relevaient de la sphère privée. Or, si les Américains tiennent à une relative séparation de l’Église et de l’État, ils ne sont pas prêts à voir leur espace public se métamorphoser en un «naked public square», c’est-à-dire à une laïcité qui ne se contente plus de garantir la diversité des croyances, mais qui les neutralise au point qu’elles n’ont plus droit de cité. De cela, les Américains ne voulaient pas et les démocrates, eux aussi, l’ont enfin compris. Mais l’ont-ils compris assez tôt?
Dans le labyrinthe du protestantisme américain: quelques repères nécessaires
- La droite religieuse américaine a fait parler d’elle par le biais de ses représentants, dont le plus célèbre a longtemps été Billy Graham, pasteur baptiste modéré mais doté d’un charisme étonnant. Beaucoup moins modéré, appartenant à ceux qu’on a appelés des télévangélistes, et encore très présent sur la scène médiatique, Jerry Falwell, qui est allé jusqu’à dire que l’attentat contre les Twin Towers était une punition divine... Il s’est ensuite rétracté.
- Tous les évangéliques américains ne sont pas de droite. On estime qu’un tiers d’entre eux sont progressistes (Progressive Evangelicals) et leur représentant le plus célèbre a été Martin Luther King. En outre, les évangéliques (dont les baptistes forment le plus gros contingent avec plus de 15 millions de membres) ne sont pas les seuls à représenter la droite religieuse américaine. On y trouve aussi de nombreux catholiques, ainsi que quelques juifs (mais peu nombreux, la référence constante au Christ faisant évidemment problème).
- Il n’est pas facile de s’y retrouver dans le fourmillement des diverses tendances du protestantisme américain. On distingue des baptistes, des presbytériens, des épiscopaliens, des méthodistes, des luthériens et des réformés. Selon Mokthar Ben Barka, professeur à Valenciennes et auteur d’un ouvrage au sous-titre éloquent – Les évangéliques à la Maison-Blanche? – ils formeraient 21% de la population totale des États-Unis.
- Le respect de la nature en tant que création de Dieu conduit [...] à des coïncidences étonnantes entre la droite religieuse et le mouvement écologique. Comment, en effet, ne pas respecter la nature si l’on estime qu’elle est une création de Dieu? Mieux encore: les croyants, qu’ils soient de droite ou de gauche d’ailleurs, ont des affinités naturelles avec un thème comme le développement durable puisqu’il signale les limites de nos conditions de vie sur cette planète. Or, accepter des limites est une donnée fondamentale de toute spiritualité. Il sera intéressant de voir comment se comportera la droite religieuse face à ce thème.
- La société américaine a moins de compassion que l’européenne pour les plus faibles ou démunis, alors même la religion y joue un rôle fondamental. Cela peut paraître paradoxal mais ne l’est pas. On estime, en effet, que, dans une certaine mesure, les Églises chrétiennes, en prêchant la solidarité avec les exclus, ont «profité» de cette situation.
■ Jan Marejko
Dans son œuvre maîtresse, De la démocratie en Amérique, ouvrage qui, aujourd’hui encore, n’a pas pris une ride, Alexis de Tocqueville déclare que, sans le christianisme, les démocraties modernes pourraient basculer dans une forme nouvelle de despotisme où régnerait une puissance anonyme «qui aimerait que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir». Cet ouvrage est abondamment cité et commenté dans le Nouveau Monde et a certainement joué un rôle dans la montée en puissance de la droite religieuse aux États-Unis. Sur le Vieux Continent, en revanche, ce sont plutôt des auteurs comme Rousseau puis Marx qui ont donné le ton des débats sur la modernité. Pour le premier, le christianisme n’est pas une bonne religion et il faudrait le remplacer par le culte de la nation afin d’avoir des citoyens qui sachent défendre leur patrie, tandis que, pour le second, toute religion est un «opium du peuple» utilisé par la bourgeoisie pour endormir le prolétariat. Or, comme disait l’un des pères de la pensée conservatrice et néoconservatrice américaine, Richard Weaver, les idées ont des conséquences. Ensuite, il faut connaître la différence entre séparation et distinction! L’importance de cette différence apparaît surtout dans les débats portant sur les relations entre l’État et la religion. Qu’il faille les distinguer va de soi. En revanche, une séparation complète risquerait soit de provoquer de dangereuses réactions, soit d’instaurer ce nouveau despotisme entrevu par Tocqueville. Le débat sur cette question est vif aux États-Unis (la moitié du marché du livre est faite d’ouvrages portant sur la religion ou la spiritualité) et la volonté des citoyens de ne pas écarter la religion de l’éducation est très ferme [...]. ■ Jan Marejko
Commentaires