Le Matin dimanche, 15 octobre 2006
[...] Jamais, sans doute, les humains n'ont tant dégénéré dans leur rapport au monde vivant qui les entoure. On peut voir cela comme un phénomène accablant. Ou comme un phénomène passionnant, susceptible de nous révéler beaucoup de choses à notre égard. Susceptible de nous signaler, par exemple, à quel point notre espèce a quitté le domaine des réalités et perdu ses moyens d'y vivre. Tenez, deux perspectives de réflexion. La première: plus nous serons obsédés par les animaux de compagnie, plus cela signifiera que nous devenons incapables d'exploiter les ressources affectives des communautés humaines. Plus cela signifiera que nous ne savons plus recourir à nos congénères pour leur demander conseil ou secours. Dans ce sens, le délire animalier signale une glaciation de nos sociétés actuelles. Ces dernières sont incapables, désormais, de produire la moindre bienveillance en leur sein. Ce n'est d'ailleurs plus leur objectif. Leur objectif est exclusivement technique et marchand.
Seconde perspective de réflexion: plus nous serons obsédés par les animaux de compagnie, plus cela signifiera que la sphère animale naturelle nous devient inutile. Plus cela signifiera que l'humanité s'arroge intimement l'animalité. Qu'elle la fait sienne. Qu'elle fusionne avec elle. En s'attachant passionnellement à l'animal de compagnie, l'humanité rend définitivement superflus l'ours polaire, le tigre de Sibérie, le colibri des Andes ou la piéride du chou. Elle les tue mentalement - ce qui lui permettra évidemment, au bout de compte, de les tuer pratiquement.
C'est en quoi le délire animalier d'aujourd'hui n'a rien à voir avec un quelconque amour des animaux sauvages réels, ni d'ailleurs avec un quelconque amour de l'humain réel. Ni même avec aucun amour. L'amour se produit idéalement sur le mode de l'échange, tandis que le délire animalier repose sur des mécanismes de dépendance. Il a bien davantage à voir avec l'autisme et la solitude de l'individu moderne, qui s'enferme dans sa bulle émotionnelle aux côtés d'un hamster ou d'un canari. Et qui laisse l'ordre marchand, pendant ce temps, se déployer souverainement sur la planète.
Le délire animalier, en somme, c'est le miroir de la misère intérieure qui terrasse les êtres aujourd'hui. C'est le miroir de leur impuissance, ou de leur dégoût, à s'ériger en citoyens critiques des lieux qu'ils habitent. C'est le miroir de leur indifférence au sort général de la planète biologique, et de leur indifférence au sort de l'animalité qui peuple cette planète. C'est le miroir de leur acquiescement machinal aux pouvoirs dominants de l'économie, de la finance et de l'industrie. Et c'est le miroir de leur impuissance à recevoir l'Autre, que celui-ci soit leur voisin de palier, leur voisin d'immeuble, leur voisin de quartier ou quelque [immigré] accouru de l'extérieur.
Tel est ce qu'on pourrait nommer le fantasme du caniche en ce début du XXIe siècle. Le fantasme du caniche, dernier refuge en date des êtres désemparés que nous sommes devenus dans la mégapole de béton moderne. Le fantasme du caniche, territoire d'hallucination douce où nous faisons désespérément basculer les enjeux de notre existence. Où nous glissons les douceurs de notre quotidien comme nos angoisses de la mort. Le dernier lieu qui nous reste d'amour et de tiédeur. Un petit rêve têtu fourmillant de chiens fidèles, de chats surprenants, de perruches malicieuses et de poissons rouges enfermés dans un destin pareil au nôtre - je veux dire en bocal. ■ Christophe Gallaz, journaliste et écrivain
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