L'Hebdo, 30 mars 2006
Comment expliquer que, bien que nous soyons des êtres raisonnables, nous arrivions à croire des informations parfois extravagantes (par exemple les blagues du 1er avril, la publicité, les discours des gourous)?
[...] nous sommes naturellement crédules au sens faible du terme. Nous recevons énormément d'informations. Si nous n'étions pas disposés à faire confiance à autrui, nous serions très embarrassés car nous devrions tout réapprendre par nous-mêmes; ce serait une tâche impossible. Il est donc normal de croire ses interlocuteurs, surtout ceux à qui l'on fait confiance et qui nous veulent du bien, ou encore les experts qui nous transmettent des informations correctes sur notre environnement.
La «crédulité faible»
Il y a deux types de crédulité. La faible vient justement du fait que l'on a besoin des autres pour acquérir des informations sur le monde. Mais il y a aussi une crédulité beaucoup plus forte: c'est notre disposition à admettre ce que quelqu'un nous dit, alors qu'il y aurait de très bonnes raisons de ne pas le croire.
La publicité
[...] on sait que les gens qui nous envoient les messages [publicitaires] veulent nous vendre quelque chose et que leur information n'est pas objective. Pourtant, dans un premier temps, même si l'on n'y croit pas, on se dit: «Pourquoi ne pas essayer?» Mais une fois que l'on a fait le pas - c'est ce qu'on appelle le mécanisme de l'engagement -, que l'on a déboursé de l'argent pour acquérir le produit, les processus de la crédulité se mettent en place et on va tout faire pour justifier que l'on a fait le bon choix. D'un autre côté, la croyance dans les gourous est un exemple de crédulité forte. [...]
Un filtre cognitif nous évite de croire n'importe quoi
Plaçons-nous dans la perspective de l'évolution: si nous n'avions pas de mécanismes de filtrage des informations, les menteurs et les tricheurs pourraient nous faire gober n'importe quoi; au bout d'un moment, ils gagneraient des avantages adaptatifs considérables et il n'y aurait plus de possibilité de coopération dans le groupe. Au cours du temps, un équilibre a donc dû se mettre en place entre compétition et collaboration, mais aussi entre acceptation (crédulité au sens faible) et méfiance (tri des informations). Ce filtre cognitif désigne en fait un ensemble de mécanismes qui nous permettent de trier les informations, en testant leur consistance et leur cohérence. Ils scannent les données très rapidement, la plupart du temps de manière non consciente.
Ce filtre cognitif correspond à ce que l'on pourrait appeler le ministère des affaires extérieures: il se charge de donner à l'organisme la vision la plus fiable possible de son environnement. Mais à côté, il y a le ministre des affaires intérieures: un ensemble de dispositifs émotionnels qui informent l'organisme des répercussions, positives ou négatives des informations qui lui parviennent. Tous ces mécanismes fonctionnent en parallèle dans le cerveau.
«Besoin de croire» et «besoin de ne pas croire»
[Dans certains cas, on a besoin de croire et dans d'autres, besoin de ne pas croire.] Cela renvoie à des phénomènes qui sont souvent décrits quand on parle de crédulité. D'un côté, on ne veut pas voir quelque chose qui pourtant semble crever les yeux. Prenez le cas d'une femme dont le mari rentre tard à la maison, avec une tache de rouge à lèvres sur sa chemise. Il se passe quelque chose d'étrange: la femme voit cette tache, mais très rapidement elle semble l'avoir oubliée. Un autre exemple est celui de Thierry Huguenin, [un rescapé de l'Ordre du Temple solaire,] qui raconte qu'à un moment donné, il a vu l'un des trucs d'illusionniste utilisés par les gourous de sa secte; en une fraction de seconde, il l'a oublié et il ne s'en est souvenu que bien des années plus tard. Dans ces deux cas, on peut imaginer que le filtre émotionnel joue un rôle important. Le cerveau est une machine à anticiper le futur et il va se demander: «Que se passerait-il si ce que je vois était vrai?» Si les conséquences sont négatives pour l'individu, la dopamine - qui est une sorte de combustible pour le cerveau - chute. Du coup, le cerveau se fige et l'information n'arrive pas jusqu'au seuil de la conscience. C'est l'aveuglement volontaire.
[Dans le sens inverse, c'est] la pensée désirante. Lorsque les conséquences sont fortement positives, il y a une montée de la dopamine qui conduit à une sorte d'emballement neuronal. Ce qui n'était qu'une possibilité devient une évidence. Cela permet aux manipulateurs habiles d'utiliser des leurres cognitifs. Si l'on donne à un individu des informations qui impliquent pour lui des choses fortement désirables, et qu'on les emballe avec quelques arguments raisonnables, le filtre cognitif sera satisfait et laissera passer le message. Cela fonctionne comme une sorte de clé qui ouvre le filtre cognitif; si l'impact émotionnel de l'information est fort, cette clé pourra être minimale.
Ne vivons-nous pas mieux en étant un peu candides?
Il y une forme d'illusion nécessaire. Pour que la vie vaille la peine d'être «jouée», il faut bien croire, d'une certaine façon, dans les enjeux du jeu. Il y a bien sûr une limite entre les situations où il faut se laisser aller à une certaine forme de crédulité et celles où il faut résister. Mais c'est un autre débat, de nature éthique et politique.
■ Propos de Fabrice Clément, sociologue, chercheur en sciences cognitives à l'Université de Lausanne, recueillis par Elisabeth Gordon
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