L'Hebdo, 16 novembre 2006
[...] Que l'on en ait conscience ou non, les couleurs [Pourpre | ColorSystem | Contribution] codent la réalité. Elles transportent ainsi des valeurs, des symboles, des préjugés, à travers lesquels une société peut se déchiffrer.
[Ainsi] le jaune est une couleur solaire. On lui prête des qualités énergétiques, des vertus calorifiques, et même cette gaieté printanière qui se manifeste avec l'éclosion des primevères et des jonquilles. Chaleureux, lumineux, rayonnant, le jaune aurait tout pour figurer en première place des préférences chromatiques, comme l'expression même de la vie jaillissante. Oui mais voilà, c'est une couleur bien mal aimée.
Du moins dans la modernité occidentale. [...] l'Antiquité a apprécié le jaune. Et la Chine d'hier, qui le vénéra au point de le réserver à l'empereur, comme l'Asie d'aujourd'hui sont loin de partager nos préventions à son égard.
C'est dans l'Europe médiévale que le jaune a mal tourné. D'abord à cause de la concurrence de l'or qui lui a dérobé ses qualités symboliques: la chaleur, l'énergie, la puissance. Le jaune, ainsi «dépossédé de sa part positive, comme l'explique Michel Pastoureau, [historien et spécialiste des couleurs,] est devenu une couleur éteinte, mate, triste, celle qui rappelle l'automne, le déclin, la maladie... Mais pis, il s'est vu transformé en symbole de la trahison, de la tromperie, du mensonge...»
À partir du XIIe siècle, l'imagerie du Moyen Âge commence à montrer Judas vêtu d'une robe jaune, couleur infâmante qui sera bientôt transmise à l'ensemble des communautés juives. En 1215, le quatrième Concile de Latran les contraint au port d'un signe distinctif le plus souvent jaune: brassard, bonnet, rouelle, voire étoile. Sur ce point, les nazis n'ont rien inventé.
En même temps qu'aux Juifs, le jaune va se retrouver assimilé aux hérétiques, aux prostituées, aux fous ou encore aux barons félons des romans de la Table ronde. C'est la couleur de la traîtrise qui perdure jusque dans les usages contemporains, quand on l'associe aux briseurs de grève ou aux cocus. Mais c'est aussi la couleur de tous ceux que frappe l'ostracisme. On songe à la rage orgueilleuse de l'ancien forçat Jean Valjean au début des Misérables: «Voilà mon passeport. Jaune, comme vous le voyez. Cela sert à me faire chasser de partout où je vais.»
La faible présence du jaune dans notre environnement peut s'expliquer par cette hérédité lourdement chargée. C'est le parent pauvre de la mode même s'il arrive qu'il jouisse d'un regain d'intérêt. [...]
De fait, le jaune est bel et bien indissociable de La Poste. [...]
Décidément mal aimée, cette couleur se révèle impropre à l'usage politique. Le rouge, le rose, le bleu ou le vert ont leurs adeptes en Suisse. [...]
Si l'utilisation politique du jaune demeure exceptionnelle en Occident, elle l'est beaucoup moins en Extrême-Orient par exemple. [...] Assimilée à l'ostracisme ici, cette couleur est là-bas rassembleuse.
L'Occidental qui voudrait rassembler préférera le bleu dont l'histoire apparaît étrangement inverse à celle du jaune: alors que c'était la couleur des barbares dans la Rome antique, il a été réhabilité vers les XIIe et XIIIe siècles, au moment même où le jaune se chargeait de négativité. Le bleu est aujourd'hui la couleur des Nations Unies, de l'Unesco, ou encore de l'Union européenne. C'est la couleur consensuelle par définition, celle sur laquelle on finit par se mettre d'accord après élimination de toutes les autres. Plébiscité comme la couleur préférée dans les pays occidentaux, le bleu est en quelque sorte l'antijaune. ■ Michel Audétat
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