Journal du théâtre Vidy-Lausanne, novembre 2006
Quand on ne maîtrise pas le sens des signes et qu'on les laisse s'organiser selon leur dynamique et leur polysémie propres, en leur faisant crédit, en larguant toutes amarres justificatives, et en s'aventurant sans armure théorique dans le champ de l'Autre, lecteur, auditeur ou spectateur, c'est qu'on est un artiste - je veux dire un individu plus incertain que les autres de la question de Dieu, de l'Être ou du non non-être, de l'humanité des femmes ou de l'animalité des animaux, mais un individu doué de la faculté d'ignorer tout haut, d'ignorer éloquemment, provocatoirement, en sollicitant le regard, la lecture ou l'écoute d'un public. Molière n'a rien voulu dire, il a mis sa misogynie ou son féminisme, sa foi ou son athéisme, son royalisme ou son anarchisme, son amour des bêtes ou son cartésianisme, bref, le tout-venant de ses convictions et de ses doutes, à l'épreuve de mises en scène qui lui inventeront rétroactivement leur vérité - notons justement le génie de la langue à propos de l'amphibologie du mot «inventer»: trouver ce qui n'existe pas encore, ou ce qui existait déjà mais qui était caché. La vérité s'invente, elle est nachträglich, elle opère par après-coup, elle est postume à la réalité dont elle élucide le sens, elle crée ce qui, dès lors, par voie d'évidence, semble lui avoir préexisté.
Le théâtre, tout particulièrement, comme la vie, certes, mais plus spectaculairement encore, révélateur par conséquent de l'inconséquence des événements, accuse cette interférence et cette récursivité des temps de la grammaire. Il met en œuvre une temporalité qui conjugue le passé de l'écriture et le futur de l'interprétation, mais sans les échelonner en ordre successsif, puisque l'auteur dramatique écrit par présomption d'une vérité qui viendra de la mise en scène, et puisque le metteur en scène, inversement, opère par présomption d'une vérité antécédente attribuée à l'auteur, chacun opérant par supputation réciproque de certitude anticipée. Le texte théâtral peut être assimilé à ce que Freud a si bien appelé la «scène primitive», ce prototype psychique de tous les épisodes biographiques qu'on pourrait croire ultérieurs et déterminés, si Freud, y revenant précisément dans une courte note désinvolte, n'émettait pas l'hypothèse que ce drame originel pourrait avoir été fantasmé après coup. Autrement dit, la scène présumée primitive n'interviendrait que tardivement, rétroactivement, comme une justification plutôt que comme une détermination, ou comme une mise en scène originale, donc, décidément, comme une invention.
Aussi bien la temporalité qui régit le théâtre, et l'art en général, si ce n'est la vie dans ses péripéties secrètes et décisives, pourrait-elle être assimilée à ce que les rhétoriciens classiques désignaient péjorativement du nom d'hystérologie: une inversion du début et de la fin (ex.: «je vais allumer du feu en attendant qu'il apporte du bois») - est-il besoin de noter que lesdits rhétoriciens insistaient complaisamment sur la parenté étymologique avec «hystérie»: l'inconséquence serait le propre des femmes. «Je suis femme. Tous les artistes sont des femmes.» On ne peut donc que renchérir positivement sur cette acception misogyne, par défi, ou par une hystérologie au second degré, en quelque sorte, qui rend justice aux belles hystériques auxquelles Freud doit l'essentiel de ses découvertes: l'histoire d'un individu comme celle d'une société, n'est pas son passé «réel», mais sa réécriture. Autrement dit, nous ne pouvons avoir avec le passé qu'une relation ventriloque, puisqu'il ne s'institute comme tel qu'à la faveur de cette (re)constitution. [...]
«Le rôle de l'artiste, c'est d'apporter la désillution au monde», disait Henry Miller, sur le ton du cynisme, pour opposer la lucidité désenchantée de l'écrivain au pitoyable feuilleton de notre vie. Cependant, en vertu de la loi de polyphonie qui nous autorise à interpréter les messages artistiques et littéraires sur tous les tons, nous pouvons référer cette assertion à l'illusion fondatrice, cette scène dite primitive, précisément, présumée originelle, matricielle, prototypique dudit feuilleton, mais dont l'artiste, justement, et l'homme de théâtre tout spécialement, se fait un malin plaisir d'accuser l'imposture. «Je suis un comédien: lorsque je suis un autre, je suis vraiment moi-même»: la définition de Nietzsche s'applique au théâtre dans son ensemble, qui met paradoxalement en scène la vérité latente de ce qu'on appelle si bien la comédie humaine. Déjà dans la récursivité du texte dramatique initial et de l'interprétation, disions-nous, le théâtre métaphorise cette indétermination des événements, cette indécision du réel, cette dilatation de la vérité qui n'en finit pas de se réinventer d'une mise en scène à l'autre, quitte à s'antidater. Cest du théâtre, s'écrie-t-on quand on veut susciter la suspicion, alors que le théâtre nous initie justement au caractère seulement fiduciaire de ce que nous prenions pour argent comptant - le théâtre trahit la vérité, dirions-nous si nous voulions encore jouer sur une amphibologie... À l'ère de l'écran total, de l'information en temps réel et de l'obscénité audiovisuelle, il subsiste, avec le théâtre, un espace multidimensionnel d'irrésolution et d'anachronisme heuristique dans lequel, effectivment, chaque soir on improvise - du moins si la mise en scène réussit à destituer le réel de sa suffisance.
Où veux-je en venir? À notre actuelle allergie à cette désillusion dont parle Henry Miller, au ressentiment que nous éprouvons à l'égard de ses auteurs, artistes, écrivains ou philosophes, et aux procès que nous leur intentons pour fait de nazisme, de collaboration, d'antisémitisme, de racisme, de serbophilie, d'homophobie, de misogynie, d'islamophobie ou d'islamophilie, etc. La liste est longue de toutes les dénonciations et de tous les prévenus, depuis Céline, Cocteau, Valéry, en passant par Le Corbusier, Heidegger, Sartre même, Sartre surtout (l'opposition crapuleuse, devenue lieu commun, d'un Sartre artistiquement génial et politiquement égaré...), jusqu'à, plus récemment, Günther Grass ou Peter Handke. Mais le vrai chef d'accusation, implicite, kafkaïen, que nous leur adressons, c'est de réactiver le passé toujours vivace, toujours en interférence avec le présent, toujours susceptible d'une réécriture, sur lequel nous voudrions faire l'impasse par l'expression d'un repentir historique obsessionnel. Nous faisons donc basculer ces messages anamnésiques et intempestifs dans l'abyme qu'ils ont ouvert. Nous nous conduisons comme ces bandits de western qui, avant d'exécuter leurs victimes, les obligent à creuser leur propre tombe.
À ce propos, nous aurions dû nous méfier de la multiplication des scènes de tribunal dans le théâtre, le cinéma et, plus encore, la télévision. C'est un fait que le prétoire, dont la topographie prédispose déjà au spectacle, le dispute à la scène en théâtralité et en suspense - au point justement de réduire la distance de représentation et de résoudre l'ambiguïté spécifiquement théâtrale en un jugement pénal et un simple verdict. C'est l'indice d'une régression, d'une résorption de la diégèse par l'adiégèse (autrement dit de la fiction par la réalité prosaïque), c'est un passage à l'acte évoquant celui des spectateurs des mystères du Moyen Âge qui s'en prenaient après la pièce à l'acteur jouant Judas. Le rabattement de l'espace théâtral sur l'espace judiciaire, ou du symbole artistique sur le code pénal, ou de la durée imaginaire sur le «temps réel» (contradiction dans les termes, le temps est constitutivement anachronique, il ne peut se produire que sur le mode de la répétition, de la dilation, du futur antérieur ou du passé compliqué), apparaît comme l'une des péripéties spectaculaires (c'est le cas de le dire) de la mort de l'art.
Quoi qu'il en soit, si tant est que les artistes, écrivains et philosophes doivent répondre des vicissitudes de leur existence devant un tribunal, je plaiderais pour leur impunité totale - j'allais dire pour leur irresponsabilité, mais justement pas: ne sont irresponsables à cet égard que ceux dont le passé est révolu, ceux dont les actes antérieurs ont pris un caractère d'extériorité et d'objectivité définitive. Notre passé (à nous, les non-créateurs, veux-je dire) est fait des déchets non psychodégradables que nous laissons derrière nous, que nous prenons tout au plus la peine de recouvrir si nous sommes des chats, et que nous laissons tels quels si nous sommes des chiens. Mais l'artiste n'est pas un animal domestique, il a le pouvoir de transmuer cette merde-là en or, comme les démons des contes de fées. «Il n'y a pas d'œuvre d'art sans la collaboration du démon», disait effectivment André Gide, indexant la survie en nous de cet enfant pervers-polymorphe en qui l'artiste trouve l'essentiel de son inspiration. Dans Guernica [Wikipédia], il n'y a ni bombardiers, ni nazis, ni cadavres déchiquetés, il y a la mise à sac de l'atelier de Vélasquez et le viol des Ménines, la corrida et la misogynie (encore!), il y a la violence (fantasmée, mais pas complètement) dont Picasso lui-même s'est rendu coupable, celle dont nous aussi, les spectateurs, sommes toujours susceptibles, et c'est la raison pour laquelle Guernica nous implique politiquement bien davantage qu'une pieuse indignation (c'est aussi bien la raison pour laquelle, depuis le déclenchement de la guerre en Irak, Kofi Annan, le larbin de Georges Bush, a fait pudiquement recouvrir la tapisserie géante reproduisant Guernica et ornant la salle du Conseil de Sécurité d'une tenture bleue, avérant lui aussi involontairement la précession hystérologique de la représentation artistique sur son sujet...).
Le passé que les artistes inventent (dans les deux sens du terme encore une fois), leur passé intimement, donc le nôtre universellement, conserve les potentialités imaginaires du temps perdu et la générativité oraculaire du temps retrouvé. Disons donc plus précisément qu'il ne faut pas tenir les artistes pour responsables de ce qu'ils ont fait, mais de ce qu'ils vont faire de ce qu'ils ont fait, ce qui nous interdit d'en préjuger, et encore plus d'en juger. Il faut leur concéder un blanc-seing quant à leurs antécédents, la permission de réécrire leur vie, un bénéfice d'inventaire toujours réalisable, le privilège d'inverser la flèche du temps. S'il est vrai qu'«hériter, c'est choisir» (Jacques Derrida), ils sont de surcroît les ayants droit uniques de leur propre passé. Et si vous paraît injuste cette exemption, parfaitement élitaire, de la loi commune d'irréversibilité qui transforme notre vie en destin, qu'à cela ne tienne, redevenez vous-même artiste, si peu que ce soit! ■ Michel Thévoz, historien de l'art
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