Le Courrier, 9 décembre 2006
De nombreux artistes contemporains créent à l'insu du public et emploient des canaux de diffusion alternatifs
Besoin de voir pour croire? Quel dommage! Voilà le meilleur moyen de passer à côté de nombreuses propositions artistiques contemporaines. Et des plus intéressantes: l'art d'aujourd'hui a le droit d'être invisible – ce qui ne l'empêche pas d'entrer en collision avec le public, même si celui-ci n'en a pas toujours conscience. Ainsi, en visitant un supermarché, on peut par exemple tomber sur une fausse chemise – mais véritable œuvre d'art –, illégalement infiltrée par une artiste. Et en composant un numéro de téléphone, trouvé dans le catalogue d'une grande entreprise, on peut participer, à son insu, à
une performance artistique de longue haleine. De même, le fait d'assister au tournoi de tennis de Roland Garros peut parfois réserver son lot de surprises – ce monsieur, assis dans la loge VIP un sac sur
la tête, comme le prisonnier icône d' Abu Graïb, n'est-il pas un artiste établi à Genève?
«L'art invisible est un stimulant indispensable à notre imagination», estime Ralph Rugoff, directeur de la Hayward Gallery de Londres (1). Il parraine «Project Placement» à la galerie Analix, à Genève – les propositions de huit artistes, qui s'approprient de manière jouissive des stratégies de marketing pour distiller un contenu «subversif».
Il y a un an, le New-yorkais organisait à San Francisco «Brève histoire de l'art invisible» – une exposition comprenant les œuvres de 15 créateurs et un groupe d'artistes, couvrant les cinquante dernières années. On pouvait par exemple y découvrir ce constat de police dressé à la demande de l'artiste Maurizio Cattelan, en Italie, suite au prétendu vol dans sa Golf d'une «sculpture invisible», dotée d'une «valeur affective» – ou quand la bureaucratie est trop obtuse pour réaliser qu'on se fiche de sa pomme.
Bien entendu, l'exposition citait aussi le travail d' Yves Klein [Wikipédia], artiste actuellement célébré au Centre Pompidou à Paris – et père de la fameuse exposition «Le vide», à la galerie Iris Clert, en 1958: un espace totalement privé d'objets. «Mais en fait, ce vide n'en était pas un», nuance Christophe Cherix, conservateur du Cabinet des estampes de Genève. Car le travail de Klein comprenait une dimension mystique – le Français était membre de la Rose-Croix –, de même que sensorielle. L'inventeur en 1948 de la peinture monochrome avait couvert les murs de la galerie de blanc et faisait baigner les espaces dans une lumière bleutée. «Le vide s'apparente de toute façon au zéro», rappelle l'historien de l'art Michel Thévoz. Or le «0», selon le professeur retraité, exprime beaucoup plus que le néant, notamment lorsqu'il est placé après d'autres chiffres (10, 100, 1000, etc.).
Reste que l'expo de Klein a signifié un précédent, qui inspirera de près ou de loin de nombreux artistes. Pour la seule année 1969, aux États-Unis, Christophe Cherix a compté quatre non-expositions. Avec des artistes d'importance comme Allen Ruppersberg, à Los Angeles, qui ferme sa galerie le temps de l'«expo». Ou les créateurs conceptuels Robert Barry, Joseph Kosuth et autres Lawrence Weiner, à l'occasion d'un «January Show» à New York – dans ce cas, c'est le catalogue qui contenait l'expo, et non l'espace physique, dans des bureaux vides de la 52e rue.
D'une manière générale, Christophe Cherix estime que l'art invisible, dès les années soixante, est une manière d'engendrer un nouveau type de rapports entre les spectateurs et l'espace: «Il s'agit de mettre de côté l'objet d'art pour accentuer quelque chose de l'ordre de la perception.» Ainsi, dans l'art minimal, les pièces ne peuvent pas être contournées – dans le cas des plaques métalliques au sol de Carl Andre, le spectateur est même invité à marcher dessus, le plus simplement du monde.
On peut aussi citer un autre précédent: la pièce 4'33'' du compositeur John Cage [IRCAM | UBU] – une œuvre silencieuse, «interprétée» pour la première fois en août 1952 à l'occasion d'un récital de musique contemporaine. Pour la «jouer», le pianiste est resté assis devant son instrument, sans bouger, le temps choisi par Cage. Bien entendu, à l'image des autres oeuvres «vides» ou «invisibles», ce néant est fictif: comme le prouvent les enregistrements publics de ces 4'33'', il n'y a rien de plus bruyant que cette pièce, pleine de raclements de gorge et autres bruits de chaises.
Aujourd'hui «plus que jamais, le rôle des artistes est de rendre visibles des réalités cachées ou latentes», estime Michel Thévoz. Et c'est précisément ce que font les artistes de l'art invisible, qui évitent les canaux établis à l'heure de s'adresser au public. Ces travaux «nous poussent à regarder au-delà des distractions grandioses du monde de l'art. Ainsi, elles nous permettent peut-être de penser
plus clairement à la véritable importance de l'art», analyse Ralph Rugoff. ■ Samuel Schellengberg
(1) «A Brief History of Invisible Art», CCA Wattis Institute, texte de présentation de l'exposition.
Gianni Motti, artiste déclencheur
Au Centre d'édition contemporaine de Genève, Gianni Motti diffuse rien de moins que le bruit du Big Bang. Sans doute quelques décibels en dessous de l'original, mais le son reste fort. «Des scientifiques l'ont capté à une distance de millions d'années lumière, grâce à un immense radar de 300 mètres de diamètre», explique l'artiste italien établi à Genève. Dans le cadre de l'exposition «Perpetual Channel», il montre également Cosmic Storm (2006) – une vidéo le présentant au milieu d'une pluie de rayons cosmiques. Constamment autour de nous, ces particules chargées électriquement ne se voient pas à l'œil nu. L'œuvre a été réalisée avec la complicité du CERN, que Gianni connaît bien: «J'ai un jour parcouru les 27 kilomètres de tunnel de leur collisionneur de particules. J'ai mis 5h50, alors qu'un proton fait 11 000 fois le tour en une seule seconde...»
Depuis peu – et bien malgré lui –,
Gianni Motti figure dans le
Livre Guiness des records. Ceci pour avoir produit le savon le plus cher au monde – appelée Mani Pulite, cette pièce de 2005 vaut aujourd'hui 20 000 euros. La graisse qui a servi à son élaboration serait le fruit d'une liposuccion effectuée par des médecins luganais. Le donateur (non consentant)? Silvio Berlusconi. «On m'a fourni un petit sachet, avec quelque chose de jaune dedans, un peu dégueulasse.» En juin de l'an dernier, l'œuvre a été présentée dans le temple du commerce de l'art, la foire Art Basel. Le jour de la présentation, grâce au succès médiatique de l'entreprise, le nom de Motti apparaissait d'ailleurs au troisième rang des patronymes les plus cités sur Google, raconte l'artiste – juste après Bush et Michael Jackson.
Gianni l'admet sans détour: «Exposer dans un musée me frustre.» C'est pour cela qu'il s'attarde le moins possible dans les institutions et profite d'une multitude d'autres canaux pour atteindre son public. Il effectue aussi de nombreux voyages, parfois aux antipodes: en 1997, sous le titre de Tout par la pensée, rien par la force, l'Italien organise une séance de télépathie devant la demeure d'Ernesto Samper, le très controversé président colombien, afin de le pousser à lâcher le pouvoir. Deux mille personnes se joignent à lui et la presse s'empare de l'affaire. «À trois heures du matin, dans ma chambre d'hôtel, je suis tombé sur un débat télévisé traitant de cette séance de télépathie, avec un type qui disait: 'Il a raison, ce Motti!'» Le lendemain, l'artiste est en première page du quotidien El Espectador,
les yeux clos, avec le titre: «Même l'art demande la démission du président.» Et la nuit suivante, il quitte son hôtel en sautant du balcon – la réception l'ayant averti que des personnes malveillantes montaient lui rendre visite...
Autres frayeurs: celles qu'il se fait à Roland Garros, en 2004, pendant quelques jeux d'un match suivi depuis la loge VIP de l'Open de France. Les mains dans le dos, l'artiste porte un sac en plastique sur la tête et ressemble fortement au tristement célèbre prisonnier d'Abu Graïb. «Pendant les échanges, il n'y avait aucun bruit, c'était terrible.» Au poste de police local, à quelques encablures, les pandores regardent eux aussi le match et s'empressent d'aller chercher le fauteur de trouble.
Heureusement, les forces de l'ordre n'ont pas fait le lien avec Abu Graïb – dans le climat post 11-Septembre, c'est mieux ainsi. Il est d'ailleurs des performances que l'artiste ne rééditerait plus aujourd'hui – comme ces appropriations de différents événements violents, explosion de la navette spatiale Challenger en tête, en 1986. Peut-être continuera-t-il cependant à se prétendre responsables de séismes, comme il l'a fait à plusieurs reprises. «La faille de 70 kilomètres provoquée par le tremblement de terre de Los Angeles en 1992 est une pièce à moi! Beaucoup d'efficacité pour zéro francs de dépense.» Il paraît que les artistes de Land Art (1) étaient très impressionnés. ■ Samuel Schellengberg
(1) Tendance de l'art contemporain apparue dès la fin des années soixante consistant à modifier les paysages, de manière discrète ou flagrante. Ça peut être un cercle de pierre en plein Sahara (Sahara Circle, Richard Long, 1988), 400 poteaux d'acier dans le désert du Nouveau-Mexique qui attirent les éclairs (Lightning Field, Walter De Maria, 1977), etc.
Oui la vraie avantgarde
fuit les "canaux établis"...
se retire dans l´anonymat
travaillant en team
renoncant aux estimes....
la "fausse" chemise
infiltrée en secret
"trompe l´oeil" d´aujourd´hui
actuel sage subversif
ca me plait le plus !
Rédigé par : mu | 16.12.2006 à 17:40