Le Matin dimanche, 24 décembre 2006
[Dans notre société,] les animaux ne sont plus à leur place. Nous n'avons plus de distance avec eux. On en a domestiqué toute une série mais le chien pose problème parce que nous n'avons pas prévu les conséquences de certains croisements, de certains bricolages génétiques.
La distance a disparu
[Autrefois, à la campagne,] les animaux étaient à leur place. Les chiens étaient dehors ou à la niche, et les chats rentraient éventuellement à la cuisine mais pas plus loin. Aujourd'hui, on dort avec son chien ou son chat. Ils entrent dans nos entités privées. Est-ce une envie de convivialité, le désir de remplacer l'humain par l'animal? [On se souvient] de cette phrase terrible de Coluche: «Quand on ne peut avoir d'animaux, on fait des enfants.»
Ce qui nous attire vers ces chiens dangereux
Dans notre société, nous sommes tout le temps en représentation, avec les habits, les montres, les voitures. L'animal joue aussi ce rôle-là, il donne du signe, il fait partie de l'identificaiton sociale. Selon que vous avez un grand chien ou un petit, vous avez une définition différente. Ce sont des icônes.
Le signe qu'on donne avec un chien est plus important qu'autrefois
[...] Avant, on avait peut-être un cheval de qualité, éventuellement un chien pour la chasse, mais aujourd'hui, c'est étonnant de voir la quantité de gens qui se baladent avec des chiens en laisse. On voit que tel type de voiture correspond à tel type de chien. Ou tel type d'intérieur correspond à tel type de chien ou de chat. Sans compter les animaux qu'on ne voit pas, les serpents, les oiseaux, les tortues.
Pourquoi l'actualité se concentre-t-elle autant autour des animaux?
On a toujours parlé des animaux, il y a des pics selon les circonstances historiques. Là, on est dans un pic. On a des envies immatures d'écologie, de pureté, de retour à la nature. On est donc tentés par les loups, les ours, les lynx. Il y a un jeu nature culture: qu'est-ce qui est naturel, qu'est-ce qui est culturel? C'est un débat idéologique.
[...]
L'animal, c'est quoi?
Un être utilitaire. Une vache donne du lait, un cochon du jambon. Un chien alerte ou aide à garder les moutons et les vaches. Un chat chasse les souris. Ce qui était sacré, c'était le cheval. Il fallait être élégant avec lui. [Penser qu'un animal est utilitaire, ça peut aller jusqu'à recevoir non seulement des injures mais aussi des menaces de mort.] Nous avons construit tout un discours éthique et moral sur les animaux qu'il est difficile de critiquer.
Le retour du loup est-il naturel ou artificiel?
Artificiel. [...] Plutôt par envie de retour à un paradis perdu, une nature qui devrait se rééquilibrer. On perd nos glaciers, on veut compenser. [Les citadins qui militent pour le retour du loup ne sont pas des romantiques.] C'est une attitude idéologique, une façon de nouveau de donner du signe. Vous avez un chien qui fait peur à tout le monde, un 4x4, et vous militez pour le loup.
Les braconniers
[...] Ce sont des gens intelligents, ceux qui connaissent le mieux la nature. En général, ils tuent les animaux avec discernement et élégance. Ils veillent à ne pas abattre une femelle porteuse. [Ce genre de gens régule] nos rapports avec la nature parce que ce sont de vrais connaisseurs.
Rêvons-nous d'une nature inoffensive parce que nous sommes des générations Walt Disney?
Il y a peut-être une autre piste. Remettre du loup ou du lynx, c'est réaffirmer notre volonté de domination. Cela se traduit dans le cirque, où l'on peut faire jouer des éléphants aux quilles, mater des lions. On a ce besoin irraisonné de maîtriser la nature. On croit que ce n'est pas si dangereux que ça, qu'on va trouver des techniques pour réguler. [S'il ne s'agissait que du retour à la nature, on laisserait le loup manger les moutons.] Mais on préfère intervenir par envie de maîtrise.
Toutes nos projections émotionnelles passent par l'animal
[Quand on veut l'amour on prend un chien, quand on veut la peur on convoque le loup ou le poulet de la grippe aviaire.] Avec la volaille, [...] on se construit des pandémies, de futures catastrophes. On monte des stratégies juridico-politiques.
Garder la distance avec l'animal
[Si le respect des animaux se fait au détriment des humains, c'est inquiétant. Ce] qui passe avant tout, c'est quand même l'homme. Il y a des sociétés qui traitent les animaux différemment. [Dans] les rapports que beaucoup d'Africains entretiennent avec les bêtes, il leur arrive de les battre, les rejeter à coups de pied parce qu'ils ne font pas partie de leur sphère privée. [Il faut s'opposer à la brutalité bien sûr, mais il y a là une volonté compréhensible de maintenir des distances.]
Le problème de distance avec l'animal vient-il d'un problème de distance aved l'enfant?
C'est plus facile de gérer un animal. Quand un chien vient publiquement se mettre à vos pieds après un sifflement, c'et plus gratifiant que quand votre gamin vous envoie paître parce que vous lui donnez un ordre.
Le débat sur la muselière
[La société ne sait plus] mettre l'accent sur les choses importantes. Nous sommes envahis d'informations et on ne sait plus faire le tri. La muselière est typique de l'un de ces détails qui prennent de l'importance au point de nous ridiculiser. On ne sait plus mettre en place un système de valeurs.
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Jacques Hainard, éthnologue, directeur du Musée d'ethnographie de Genève, d'après une interview de Ariane Dayer
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