Journal du théâtre Vidy-Lausanne, septembre 2005
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Brecht disait bien que le
théâtre, en tant que théâtre, pouvait changer le monde d'un millimètre. Mais le changement d'une société par le théâtre n'existe pas. Pour lui, c'était absolument clair. Les gens n'ont pas voulu le croire. Ils pensaient qu'il était naïf ou bête. Il voulait simplement nous dire que le théâtre était quelque chose qui pouvait aider sur le chemin de la connaissance de l'homme. L'art, en soi, est un instrument, peut-être le plus puissant que nous avons, à côté de la science, pour aider au changement de l'homme dans une dialectique continuelle, pour faire mûrir l'homme, pour le faire devenir meilleur ou, si vous préférez, différent. Selon Brecht, le changement était la
dialectique en acte. Il ne pensait pas à une évolution de l'homme pour qu'il devienne meilleur ou plus sympathique, mais il partait du principe que l'être humain n'est pas immuable. Évidemment, il le croyait perfectible. [...] Nous adhérons à cette idée, qui n'est pas seulemnt une idée politique, mais une idée du développement humain. [...] en soi l'homme est une chose magnifique, merveilleuse, qui pourrait se transformer d'une façon solaire, mais [...] il n'est pas capable d'y parvenir. Tout est inscrit dans ses chromosomes et ses gènes, le bien comme le mal. Justement, il faut ça dans la dialectique: un côté négatif dans la recherche du positif.
Si on fait un spectacle qui a une signification, qui est humain, qui pose un problème ou qui donne des sensations, chaque personne en sort changée, peut-être même sans le savoir. Elle se retrouve peut-être pleine de bonnes intentions, croit comprendre un peu mieux le mystère du monde. Il est possible que ça ne dure qu'un soir. Mais quelque chose en elle a bougé. Donc le théâtre peut changer le spectateur et changer le monde. Mais il faut voir dans quelle mesure et combien de temps. Quelquefois c'est éphémère, quelquefois c'est profond et durable. En revanche, le théâtre ne change pas la société. Ce n'est pas avec le théâtre qu'on fait la révolution. Aujourd'hui, nous vivons dans une vague négative et on peut avoir peur que l'homme soit à un tournant de son histoire et qu'il ne s'en sorte pas. L'homme est toujours dans la situation de pouvoir se suicider. Il n'est pas dit que cette étrange race d'animaux intelligents doive survivre pour la gloire de Dieu. Il peut s'entretuer et c'est fini. Mais il ne faut pas exagérer son importance. Je ne crois pas qu'il soit le sommet de la création. Après sa disparition, la vie va continuer dans l'univers. Je suis un panthéiste, dans ce sens-là.
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La relation de la vie et du théâtre
Le théâtre est un moyen métaphorique et symbolique de représenter des faits humains, mais pas au point de devenir la vie elle-même. le théâtre doit rester du théâtre, c'est-à-dire une démonstration, une chose qui représente la vie, mais qui ne cherche pas à la copier. Le théâtre c'est mourir et donner le sens de la mort dans une scène, sans mourir vraiment. Les gens savent que celui qui est en train de jouer la mort ne meurt pas. Ils doivent voir à travers cette mort artistique une évocation et une réflexion sur la mort de l'homme, donc de leur propre mort aussi. Le théâtre doit être le royaume du fictif, un fictif tellement vrai qu'il semble presque vrai, mais qui ne l'est jamais. On ne tue pas sur scène. Brecht me disait: Il n'y a jamais eu, dans l'histoire du monde, un acteur qui s'est tué parce qu'il devait jouer le suicide sur scène. Je suis pour un théâtre métaphorique. Je suis pour un théâtre symbolique qui a l'apparence, quelquefois, de la vérité, mais qui n'est jamais la vérité, parce qu'il évoque les grandes vérités de l'homme. Je n'aime pas le théâtre qui n'évoque pas la grande aventure de l'homme. Même s'il est parfois nécessaire de la voir par de petits détails. Je suis pour un grand théâtre d'idées et de sentiment, pour un théâtre comme métaphore de la vie et de l'homme, et comme la plus grande démonstration de ce que l'homme peut être de bien, de mal, de joyeux, de triste, d'angoisssant, etc. Je suis pour un théâtre de valeurs, un théâtre cosmique. ■ Propos de Giorgio Strehler, acteur et metteur en scène, recueillis par René Zahnd (janvier 1994)
Note: Après avoir proclamé la fonction civique et politique de la scène, Giorgio Strehler en exalte, en définitive, le pouvoir d'illusion
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