Le Nouvel Observateur, 16 janvier 2003
[...] si certaines pratique du génie génétique [Gen Suisse] venaient à se normaliser à l'avenir n'auraient-elles pas un impact sur la manière dont nous pouvons revendiquer notre qualité d'«auteur» pour notre propre vie, et sur la manière dont nous pouvons répondre des conséquences de nos propres actions? Ce qui fait naître cette inquiétude, c'est la perspective d'un eugénisme thérapeutique. L'un et l'autre sont encore au-delà de ce que permettent les technologies actuelles; n'en existe pas moins la perspective d'un eugénisme «libéral» qui offrirait aux parents la possibilité et le droit de choisir le profil génétique de leurs enfants. La question de savoir si nous disposerons un jour de telles technologies est certes toujours controversée, mais, s'il nous faut envisager des scénarios de rechange, c'est être bien avisé que de les envisager à temps. C'est là une attitude normale dans le contexte d'une «société du risque».
De quoi l'eugénisme «libéral» est-il donc suspect? Prenons comme point de départ l'hypothèse suivante: une personne, dont l'équipement génétique a été modifié avant sa naissance, prend connaissance au cours de son adolescence du profil que ses parents ont choisi pour elle; ajoutons que cette personne programmée éprouve des difficultés à s'identifier à ce don. À la lumière d'une réflexion éthique sur son propre projet de vie, cet adolescent en vient à rejeter ce qui lui été donné - taille, couleur de cheveux, tempérament, voire des capacités plus générales: force physique, bonne mémoire, etc. Pour lui, une intervention de cette nature dans la distribution prénatale de ses ressources gnétiques a le sens d'une redéfinition exorbitante de la gamme naturelle des possibilités à partir de laquelle toute personne future est à même de faire usage de sa liberté éthique pour donner forme à sa propre vie.
Loin de toute espèce de déterminisme génétique, [...] c'est, dans une large mesure, par leur histoire personnelle que les personnes s'individuent. Ce qui est en jeu dans notre scénario, c'est la perception entraînée par la transformation intentionnelle des contraintes naturelles sur l'étendue des possibilités offertes à la «liberté éthique» - [...] la liberté dont jouit une personne de mener sa vie à son gré. Or, lorsqu'on adopte le point de vue d'une personne programmée, deux aspects prennent nécessairement le dessus: d'une part, cette personne ne peut plus attribuer à des circonstances contingentes le fait d'être dotée d'un don censé devenir une part de son identité et qu'elle refuse, elle doit l'attribuer à la décision responsable venant d'autres personnes qu'elle-même - ses parents; d'autre part, elle sait que ceux-ci n'ont pu choisir ce trait de sa personnalité qu'en fonction de leurs préférences subjectives, quand bien même il apparaîtrait aux yeux d'un tiers que ce qui a été choisi l'a été dans le plus grand intérêt de l'enfant à naître.
On ne peut donc pas exclure la possibilité, sinon la probabilité, qu'une personne dans cette situation, ayant à vivre avec cette conscience étrange qu'elle partage avec quelqu'un d'autre la qualité d'auteur de sa propre vie, ait aussi à en souffrir. Les auteurs de son profil étant en partie perçus comme les coauteurs de sa vie, la personne programmée ne peut plus faire la part des racines contingentes naturelles qui sont à la base de sa biographie, et elle en retire le sentiment qu'a été dépassée une frontière importante, qu'a été violée l'enveloppe déontologique qui fait d'elle un être intangible, unique et irremplaçable, devant être considéré comme l'auteur unique de sa vie, seul responsable de ses propos et de ses actes. C'est là l'intuition centrale sur laquelle repose ma critique de l'eugénisme positif [Le banquet]. ■
Jürgen Habermas, philosophe, professeur à l'université de Francfort
Commentaires