[Partons du quadrupède, suivons-le] alors qu'il apprend à se tenir debout, que sa patte devient préhensile et se transforme peu à peu en main. Nous avons ainsi le singe; l'homme point, qui ne doit pas à ses dix doigts, ni plus ni moins déliés que ceux du primate, le développement de son cerveau.
Au début, les hypothèses s'enchaînent avec un certain bonheur. Amenés par la concurrence à rechercher des ressources alimentaires négligées par les autres espèces, quelques mammifères ont dû, pour survivre, se consacrer à la cueillette et ont, par adaptation, acquis une forme corporelle, des possibilités physiques et des facultés intellectuelles qu'on ne retrouve chez aucun mammifère herbivore ou carnivore. La période d'improvisation puis de spécialisation alimentaire constitue, en quelque sorte, le carrefour de l'évolution, à partir duquel chaque espèce va s'engager dans la voie de progrès où la recherche d'une nourriture toujours plus abondante et plus facile à obtenir la pousse. Par suite de la répartition géographique des espèces, certaines d'entre elles n'ont trouvé que de rares ressources alimentaires ou ont été rapidement supplantées par des espèces rivales, dans les lieux qui les produisaient. Elles ont dû recourir à des expédients qui exigeaient des prouesses physiques et de grands efforts d'imagination et qui ont, de la sorte, accéléré leur évolution.
Ainsi, la station debout, imposée par le ramassage des fruits et des feuilles comestibles, nourriture assez peu substantielle et saisonnière, donc véritable pis-aller alimentaire, donne d'autres dimensions au monde, rien qu'en haussant le niveau du regard. Les animaux capables de se tenir et de marcher sur leurs pattes de derrière, même s'ils ne le font pas volontiers, le singe et l'ours, en particulier, possèdent une intelligence plus développée que les autres. Ayant dû, pour se nourrir, se rabattre souvent, faute de mieux, sur des fruits, des graines, des feuilles, ils ne se sont pas enfermés dans une habitude alimentaire; ils sont restés, au point de vue nutritionnel, aussi disponibles qu'à l'origine, c'est-à-dire omnivores, et trouvent dans la possibilité de choisir quelquefois entre différentes nourritures un accès au jeu des préférences, qui exerce, développe l'esprit. Mais les animaux omnivores capables de se tenir debout n'en sont pas tous pour autant devenus des hommes.
L'humain commence au-delà de la main, dans ce qui naît d'elle et ne la rappelle pas, dans la création sans empreintes. L'animal laisse toujours la trace de sa dent, de sa griffe, de sa patte, sauf quand il s'agit de simples assemblages, par exemple, dans le nid de l'oiseau. Il marque ce qu'il creuse ou modèle, au contraire de l'homme, qui s'y efface tout entier. C'est cette «lourdeur de la main» qui, avant même les différents degrés du pouvoir d'invention, distingue le singe de l'homme. Même chez l'animal le plus évolué, on observe cette façon de prendre appui sur la réalité, d'y écraser sa paume ou ce qui, selon les espèces, en est l'équivalent. L'animal annexe, s'approprie et ainsi, d'une certaine manière, souille ce qu'il transforme. Seul, l'homme sait rendre impersonnel, donc utilisable par tous et pur, ce qu'il crée. L'humain, c'est la faculté de détacher ses actes de soi, de leur assurer un avenir autonome. L'animal est comme enfermé en lui-même. Le plus proche de nous, le singe, est visiblement pris dans ses gestes, comme dans un filet.
Pierre Gascar, L'homme et l'animal, Albin Michel, 1974
L'homme est ce qu'il est d'avoir extériorisé dès le départ ses gestes techniques dans des usages sociaux.
Thèses de Marcel Mauss, André Leroi-Gourhan, reprises par Bernard Stiegler, notamment.
Souvenons-nous du mythe d'Epiméthée et Prométhée: l'homme est le seul de tous les animaux à ne pas avoir de dispositifs techniques naturels; il est tout nu, démuni et doit compenser cela par des dispositifs acquis
Très très intéressant tout ça...
Rédigé par : Bénédicte | 08.02.2007 à 10:48