[...] nos rapports avec l'animal sauvage, en ce moment où il est en train de disparaître, tendent à redevenir ce qu'ils étaient sans doute, il y a quelques dizaines de milliers d'années, alors que nous venions de le découvrir. De le découvrir dans son étrangeté, qui ne nous est évidemment devenue sensible que du jour où la brusque évolution de notre espèce nous a éloignés à jamais de lui. Les superstitions, les mythes, les cultes totémiques dont, depuis lors, l'animal a fourni le thème et qui ont constitué les premiers fondements de notre vie spirituelle n'ont jamais fait et ne font encore que traduire la stupeur éprouvée par l'homme devant la diversité des formes que la vie, autour de lui, avait soudain revêtues.
Comment expliquer, au cours de la croissance de ce drageon de la souche des primates, que représente notre espèce, ce bond au lendemain duquel nous nous sommes retrouvés, non plus au milieu des animaux, comme un peu plus tôt, mais en face d'eux, ayant tout oublié de nos origines et découvrant, avec un mélange de fascination et d'horreur, ceux avec qui nous devions partager le monde? Chaque fois que l'animal, inconnu de nous jusqu'alors ou réapparaissant après une longue absence, retrouve sa singularité première, il nous replonge dans un étonnement dont, en vérité, nous ne sommes jamais tout à fait revenus.
L'animal figure parmi les images essentielles de notre inconscient. Comme objet de ses premiers échanges avec le monde extérieur, ceux qu'il commence à établir en dehors du domaine dont sa mère est le centre, le jeune enfant choisit toujours l'animal, en général sous la forme de l'ours en peluche, auquel son imagination prête une véritable vie. Une poupée d'apparence humaine ne remplirait pas le même office. Son ours serré contre lui, l'enfant, jusqu'alors agité ou chagriné s'apaise, ferme les yeux. À travers lui, c'est l'espèce humaine tout entière qui cède à l'envie de se rendormir dans l'animal.
Son omniprésence dans notre insconscient est également attestée par la fréquence et la force des phobies dont il est la cause ou le prétexte, peur des serpents, des chauves-souris, des araignées, comme par les zoopsies, hallucinations qui font apparaître des bêtes monstrueuses ou pullulantes à certains malades mentaux, en particulier aux déments alcooliques. Enfin l'analyse de nos rêves les plus habituels montre que l'animal y jouit des droits de premier occupant.
Aussi, pour situer dans le temps l'apparition de l' homo sapiens, à laquelle il est d'autant plus difficile d'assigner une date qu'on ne sait à partir de quel degré d'évolution intellectuelle l'être humain mérite ce nom, il faudrait pouvoir sonder plus avant notre inconscient, afin d'y découvrir les formes animales qui y survivent, à l'état de phantasmes. Si l'on parvenait, par exemple, à déceler dans les cauchemars du jeune enfant à l'esprit encore vierge de toute image d'animal acquise la présence du
cervus megaceros, un cerf géant interglaciaire, ou du
glyptodon, une sorte de tatou de trois mètres de long, on apprendrait qu''il y a 200 000 ans l'homme possédait déjà une sensibilité assez développée et un assez grand pouvoir de mémorisation pour léguer aux générations futures le souvenir de ses émotions.
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