L’Hebdo, 18 janvier 2007
Pour certains, c'est la vision de la plaque de beurrre pleine de miettes de croissant. Pour d'autres, la énième disparition des clés de la cave. Ou les vêtements qui traînent partout et qu'il faut sans cesse ramasser. Bref, des petits riens a priori sans danger, mais en fait terriblement pervers, car susceptibles de rendre fou tout être humain normalement constitué. Voilà pourquoi les couples aguerris s'en méfient... Qui s'imaginerait, avant le mariage, devenir
hystérique à cause d'une fenêtre ouverte ou d'un slip oublié au pied du lit? Pourtant, une fois son espace vital partagé avec l'autre, même un maître zen peut se laisser emporter par un agacement franchement trivial, né par exemple de l'explosion sur le carrelage immaculé de la cuisine d'une bouteille d'huile mal refermée. [...]
[...] tous les couples sont confrontés à ces explosions cycliques, lesquelles ne sont donc pas en soi un indice de leur viabilité. Ce qui importe, ce n'est pas tant la fréquence ou l'intensité des agacements que la façon de les gérer. [...]
Malade, tout le monde l'est un peu dans son rapport au monde. [...] chacun porte en lui toutes sortes de références et d'automatismes qui lui dictent, sans qu'il en ait clairement conscience, sa conduite dans la vie quotidienne. L'endormi qui se lève le matin dans la douleur évite donc de se torturer davantage en se demandant tous les jours s'il veut: thé? café? un œuf? deux œufs? brouillés? au plat? toast? pain? biscottes? Il se contente le plus souvent d'enclencher son pilote automatique, qui le guide tout droit vers sa Nespresso et ses céréales. À ces «schèmes» très profondément inscrits dans notre «
inconscient
cognitif» correspondent par ailleurs des objets et leur emplacement (la capsule, dans le tiroir; la tasse, dans le placard de gauche).
En général, la mécanique est bien huilée, mais de mauvaises surprises apparaissent parfois, créant […] des «dissonances»: la tasse n’est pas à sa place, le tiroir est vide de toute capsule. Il y a une incohérence entre la carte mémoire de l’individu et le monde extérieur: l’objet n’est pas là où son schème lui dit qu’il doit se trouver. Si la cohérence est vite rétablie (la tasse est trouvée dans l’évier), tout va bien. Si c’est plus laborieux, l’individu, qui déteste l’incohérence entre son monde intérieur et le monde extérieur, ne tarde pas à être agacé. Ce qui en soi n’est pas tragique: «S’ils ne sont pas trop lancinants ou trop violents, beaucoup d’agacements sont des instruments utiles, voire indispensables, qui
déclenchent l’action et diminuent la fatigue mentale» [Jean-Claude Kaufmann]. C’est ce qui arrive par exemple à la repasseuse paresseuse, de plus en plus agacée à mesure que monte le tas de linge, et qui finit par s’y mettre juste pour diminuer la dissonance entre son idéal domestique d’ordre absolu et la
corbeille qui le contredit.
On s’en doute, ces schèmes très personnels et très fondamentaux qui nous gouvernent dans notre rapport au quotidien se construisent au fil des ans; ils sont très liés à l’éducation, à la culture familiale et nationale. C’est dire que lorsque deux individus partagent le même monde matériel au quotidien, leurs cartes internes, leurs pilotes automatiques divergent totalement. Les occasions de «dissonance» s'en trouvent élevées au carré, et les frottements inévitables: pourquoi diable n’a-t-il pas commandé de nouvelles capsules? Dieu du ciel, va-t-elle planquer longtemps ma tasse dans le mauvais placard? «Plus le partage du social est proche, intime, répété, confinant au fusionnel, plus les risques d’irritation se manifestent» [Jean-Claude Kaufmann].
Normal donc que rien n’agace davantage un individu que sa douce moitié, avec qui il partage ce qu’il a de plus personnel, soit son frigo, sa salle de bain, son espace sonore. Au début pourtant, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté. Tout à la joie de partager sa vie avec son Georges Clooney ou son Angelina Jolie, le conjoint renonce volontiers à son individualité pour tout fondre, y compris ses schèmes les plus intimes, dans le Grand Tout fusionnel du couple. Mais on ne saurait vivre éternellement dans l’oubli de soi. Très vite, les pilotes automatiques intimes des deux amoureux refont surface et se confrontent sur des points aussi
basiques et concrets que la cuvette des WC (baissée ou levée?), la fenêtre de la chambre à coucher (fermée ou ouverte?), la radio dans la salle de bain (en bruit de fond ou assez fort pour couvrir le bruit de la douche et du sèche-cheveux?).
L’un ne cesse de modeler le monde pour qu’il coïncide avec ses schèmes intérieurs. L’autre est contrarié évidemment par cette reconstruction et se bat pour résoudre les dissonances qui en résultent. Quand vous voulez que les clés de la voiture soient dans le vide-poche du hall, c’est très agaçant qu’elles n’y soient pas, et si le responsable est votre conjoint qui s’évertue à les laisser au fond de ses poches, parce que c’est ce lieu-là qui correspond à sa carte mentale, la haine à son égard peut s’avérer explosive, irrationnelle et disproportionnée.
Avec sa thèse de la dissonance, Jean-Claude Kaufmann détaille précisément comment naissent les agacements et pourquoi ils ne sont au fond pas si innocents. «Ma femme a un jugement assez négatif sur la viande, qu’elle estime peu saine, alors que par nature j’en ai un gros besoin, raconte Jean-Luc, 55 ans. J’ai beau lui expliquer que dans un émincé, il me faut au moins 200 grammes rien que pour moi, elle s’évertue à acheter cette petite quantité pour les quatre membres de la famille. Résultat, je n’en ai jamais assez. Je ne l’oblige pas à en manger
davantage, mais ça m’agace qu’elle n’entende pas mes besoins.» On voit ici un agacement double: non seulement les besoins de Jean-Luc ne sont pas comblés, mais en plus il a le sentiment que sa femme les nie, donc nie son individualité. Éprouver à répétition cette négation de sa personne est terrible et explique bien la violence des crises que déclenchent ces petits riens que l’on juge souvent un peu vite sans importance.
Mais pas de panique: à la première période benoîtement fusionnelle où chacun met en veilleuse sa carte mentale et s’assoit sur ses dissonances, à la deuxième où le moi refait violemment surface, succède en effet une troisième étape, faite d’accommodations et de négociations. Car si les schèmes sont inscrits profondément dans notre mémoire cognitive, il n’est pas exclu d’en changer. «Je n’ai pas le réflexe assez suisse d’ôter immédiatement mes chaussures quand je rentre, raconte Françoise, qui a grandi au Liban. Quand on a emménagé ensemble, mon ami n’était déjà pas très content de me voir déambuler dans l’appartement sans les avoir enlevées, mais que je marche dans la salle de bain, là où il pose ses pieds nus, avec des semelles qui ont traîné dehors, il trouvait ça carrément "sale". Je me suis faite à l’idée, maintenant je me discipline et je me déchausse.»
Comme Françoise, on peut se ranger aux habitudes culturelles de l’autre par gain de paix, on peut aussi se convertir à ses valeurs quand on est bien forcé d’admettre qu’elles sont
meilleures. Un frigo exempt de produits périmés est ainsi objectivement mieux géré qu’un frigo où tous les yogourts ont dépassé [la date limite de consommation] de quinze jours. On peut aussi décider ensemble d’une troisième voie: «La vue d’un dentifrice "pouitché" m’agace encore, surtout s’il est mal fermé et dégouline, raconte Jean-Daniel, ancien grand énervé. Je me suis donc arrangé pour que nous ayons chacun notre lavabo. Maintenant, si elle veut pourrir son tube, c’est elle que ça regarde.»
La plupart des problèmes sont résolus au cours de cette troisième phase, durant laquelle le couple
redessine une nouvelle carte des objets quotidiens qui l’entourent. Et chacun se l’approprie. Les sources de conflit sont de moins en moins nombreuses. La sérénité règne. Ou presque. Car personne n’a en lui suffisamment d’abnégation pour sacrifier complètement ses velléités d’épanouissement personnel, son droit de dire «je» et à décider où il laisse traîner ses chaussettes sales. Presque tous les couples qui durent vivent donc sur le long terme avec un ou deux petits actes de rébellion par personne, porteurs des dernières étincelles d’individualisme de chacun. Ces deux ou trois derniers petits riens, toujours les mêmes, agacent donc de façon récurrente, et demeurent irrésolus même après vingt ans de mariage. Qu’à cela ne tienne: ils ont une fonction positive car, en cristallisant toutes les frustrations, ils servent de soupape. Pour autant bien sûr que le couple se montre capable de sortir de ces crises mille fois répétées.
Le spécialiste recense trois stratégies qui ont fait leur preuve: l’action, la bouderie, et enfin, la préférée de Jean-Claude Kaufmann, la vengeance. L’action permet, de façon très physiologique, de faire baisser la colère. Un petit coup de jogging, un grand coup de ratissage dans le jardin, peu importe. La bouderie, à conseiller aux personnes moins physiques, permet à l’agacé de prendre ses distances face au couple, de renouer avec son individualité, et ainsi de relativiser la portée du problème, voire d’ébaucher quelques idées de compromis à discuter ensuite. La vengeance enfin, pour autant qu’elle ne soit pas vicieuse, a l’immense avantage d’offrir à l’agacé un moyen de soulager immédiatement sa colère, et surtout, surtout de créer chez lui un vague mais tenace sentiment de culpabilité. Qui très vite lui fera passer l’éponge sur les énervantes manies de son conjoint. C’est ce que raconte Laurent: «Je profite d’une petite absence de ma femme pour jeter d’un coup rageur tous les restes qu’elle entasse au frigo depuis des jours et qu’on ne mangera jamais. Après j’ai honte et je l’invite au resto pour me faire pardonner.» ■ Sonia Arnal, Sabine Pirolt & Paul Ackermann, à l'occasion de la publication du livre du sociologue Jean-Claude Kaufmann, Agacements. Les petites guerres du couple, 1997
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