L'apparition de la manne est le plus plausible de tous les miracles; à peine mérite-t-il son nom. La manne résulte d'une germination guère plus mystérieuse que celle de beaucoup de nos plantes. Le vent ne transporte-t-il pas d'invisibles et impalpables semences? La pierre la plus nue ne se couvre-t-elle pas de mousse en une saison? Rien de plus facile à imaginer que le monde soudain touché par la grâce: l'équivalent, pour l'œil, de la gelée blanche du matin.
Les exemples de fertilité spontanée abondent dans la nature et y renouvellent sans fin la promesse de l' âge d'or. Il représente notre plus ancienne créance. Qu'on se reporte à l' Écriture: l'apparition de la manne, dans le désert, ne vient pas exaucer une prière des Hébreux, mais bien répondre à leur revendication, leur exigence. Dans l'expulsion du Paradis d'Adam et d'Ève, l'espèce humaine a refusé de lire une condamnation sans appel. Chaque instant de vie qui nous est donné nous autorise à croire que nous avons enfin purgé la peine originelle. Comment concevoir qu'on puisse naître au châtiment?
Cependant, l'apparition de la manne ne consiste pas en une extension, une généralisation de l'abondance dont parfois la fertilité du sol nous permet de jouir. Elle ne peut trouver son image dans la multiplication d'un des fruits de la nature, serait-il le meilleur de tous. La manne représente l'aliment absolu, aussi commun que l'air ou l'eau, aussi facilement absorbable. Sa pureté est attestée par le fait que la manne fleurit - plus qu'elle ne pousse - après la rosée du matin. «... il y avait, à la surface du désert, quelque chose de menu, de granuleux [de floconneux, chez certains traducteurs] comme le givre sur le sol... La manne ressemblait à de la graine de coriandre; elle était blanche et avait le goût d'un beignet au miel.» On dit, plus loin, dans la Bible, qu'elle faisait aussi penser à du bdellium [Bibel | Cosmovisions], une résine d'un blanc jaunâtre qu'on trouve en Inde et en Afrique, où elle n'a pourtant jamais, semble-t-il servi d'aliment.
Symbole ou modèle de la nourriture complète qui, sous un faible volume, à portée de la main, et sans qu'on doive recourir à des préparations, recèle tous les principes nécessaires à notre subsistance, la manne se caractérise aussi par son extrême succulence. En parlant de beignets au miel, les auteurs des Écritures se référaient à ce qu'ils connaissaient de plus agréable au goût, de plus raffiné et de plus éthéré même, puisque le miel distille non seulement le suc, mais aussi le parfum des fleurs. L' Éden, pays de l'âge d'or, étant défini comme le lieu où coulent des fleuves de lait et de miel, la manne blanche représente une concrétion issue de ces deux grands courants de suavité qui, depuis Adam, depuis la Genèse, subsistent au-delà des horizons de notre vie.
Certains commentateurs des Écritures vont jusqu'à affirmer que la manne avait la vertu de répondre au goût particulier de chacun, de prendre, dans sa bouche, la saveur qu'il souhaitait lui trouver. Un passage de la Bible (dans «Sagesse») autorise cette interprétation des exégètes. «Ce pain [la manne] s'accommodant au désir de celui qui le mangeait, y lit-on, se changeait en ce qu'il voulait.» Débordements de l'imagination, sans doute. Observons seulement que la simple idée de miracle suffit à les provoquer. Aussitôt, l'esprit se donne licence. À l'annonce du moindre secours de la Providence, nous attendons le Paradis. S'il ne nous appartenait pas de droit, réagirions-nous de la sorte?
Nourriture blanche, dans le sens de virginal, la manne réduit à rien la souillure alimentaire, les déchets de la digestion. Réunissant ainsi le pouvoir d'entretenir la vie, d'accroître les forces de l'homme et de lui procurer du plaisir, elle prend un caractère eucharistique. Le peuple de Moïse, dans le désert, communie à pleine main. La manne s'étend à perte de vue. On ne l'épuisera jamais. La terre est devenue le champ de l'égalité. La richesse est enfin sans limites et commune. Elle n'est même pas richesse, mais simple et naturelle possession de la vie.
En réalité, dans l'histoire des Hébreux, l'apparition de la manne n'a pas été un miracle. Tous les botanistes l'affirment aujourd'hui: cette nourriture inespérée était constituée par un lichen [Cosmovisions] des régions arides justement appelé lecanora esculenta (le lichen comestible). Ce n'est que dans les Psaumes, écrits plus tardifs que l'Éxode, où le phénomène est relaté en détail, qu'on fait choir la manne du ciel (on sait, au surplus, que les Psaumes ont été en partie altérés par la traduction des Septante). Que le peuple de Moïse ait découvert la manne un matin, après l'évaporation de la rosée, s'explique par le fait que les lichens desséchés par la chaleur du jour et réduits à des lamelles, des sortes d'écailles dont la couleur se confond avec celle du sol, se gonflent de l'humidité de l'aube: elle est le levain du désert.
Le lecanora esculenta, tel qu'il existe de nos jours, c'est-à-dire comme il y a trois mille ans, car aucun lichen ne s'est transformé depuis les origines, est loin d'avoir autant de saveur qu'on en prête à la manne, dans l'Écriture. On ne le trouve pas en aussi grande abondance (il se peut que, dans leur frénésie, les Hébreux en aient à jamais détruit les souches) et n'est pas d'une parfaite blancheur. Exténué par sa marche à travers le désert, le peuple de Moïse a sublimé sa découverte, dans le mirage de la faim, et, plus tard, il ne s'est souvenu que de son rêve. Quoi qu'il en soit, le lecanora esculenta, comme tous les autres lichens, contient de nombreuses substances nutritives: des protéines, des lipides, des sucres, des alcools, des vitamines (notamment de la vitamine C ascorbique). Les lichens ont même donné leur nom à une sorte de fécule, la lichénine, qu'on retrouve dans les grains germés de plusieurs céréales. Mais le goût amer de la plupart des lichens a empêché l'homme et les animaux de les inclure dans leur alimentation. Seuls le lecanora esculenta et deux ou trois autres espèces (l'umbilicaria du Japon, le cetraria d'Islande) ne rebutent pas le palais; la douceur éclôt parfois d'elle-même dans le monde. C'est ce qui s'est produit dans le désert du Sinaï, sans toutefois que les mises en demeure de Moïse, interprète du peuple hébreux, à Yahweh y aient été pour quelque chose.
Pierre Gascar, Le présage, Gallimard, 1972
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