Le Courrier, 3 février 2007
Comment Noé a-t-il pu rassembler en seulement sept jours un couple de chaque espèce animale? Simple: Dieu avait introduit dans le génome de certaines bêtes un gène particulier, provoquant leur migration aux temps et lieu opportuns... Des arguments les plus grossiers à la théorie plus subtile de l' Intelligent Design, Jacques Arnould, dominicain, théologien et historien des sciences à Paris, retrace dans un livre [1] très documenté l'histoire de la polémique entre créationnistes et évolutionnistes. [Cet ouvrage met] moins en lumière le scientisme borné des uns que l' intégrisme des autres – aux États-Unis, nombre d'entre eux veulent fonder une théocratie.
Jacques Arnould dépeint une nébuleuse créationniste autant efficace que virulente, qui n'a cessé de croiser le fer avec les évolutionnistes depuis la publication, en 1857, de l'Origine des espèces par Darwin. Deux champs de bataille émergent: l'école et la science. [CSICOP]
Des trésors d'imagination
La première étape de cette histoire culmine avec le «procès du singe» de 1925, au cours duquel un enseignant de Dayton (Ohio) fut condamné pour avoir enseigné la théorie de l'évolution.
Mais les créationnistes perdent du terrain alors que le contexte évolue en faveur de la science après le lancement de la fusée Spoutnik par les Soviétiques (1957). Il s'agit alors de défendre l'enseignement du créationnisme au même titre que celui de l'évolution. Bardés de millions de dollars provenant de multiples Églises et milieux fondamentalistes, les créationnistes développent les «sciences de la création». «Avec beaucoup de difficultés. Allez expliquer que le Grand Canyon a été creusé en un jour!», commente Jacques Arnould.
Il montre les trésors d'imagination déployés pour concilier les évidences évolutionnistes avec la Genèse. On s'ingénie à rajeunir la Terre – elle aurait 4000 ans –, à prouver que l'homme chassait le dinosaure, on se querelle pour savoir si Adam avait un nombril... Avec un point de départ: la poule est apparue avant l'œuf.
L'intelligence supérieure
Aujourd'hui, le créationnisme est dans la phase de l'Intelligent Design (ID), théorie qui scandalise les puristes. C'est que ses partisans «admettent en général que la Terre a environ 12 milliards d'années, que l'homme a émergé du vivant selon un processus évolutif», explique Jacques Arnould. Mais pour ces «néocréationnsites», la complexité de l'univers ou des systèmes biologiques ne peut pas s'expliquer par un processus aléatoire, il faut une intelligence supérieure. «On trouve déjà cet argument dans la théologie naturelle apparue au début du christianisme», note le dominicain. Qui précise: «Théologiquement, la démarche est très dangereuse. Elle cherche à fonder la preuve de Dieu par les zones d'ignorances humaines. Plus ces zones sont comblées et plus Dieu se trouve 'grignoté'.»
«La science moderne exclut de sa méthode une telle intelligence supérieure», poursuit-il, sans se mouiller lui-même. Cet excès de prudence donnerait presque du crédit aux partisans de l'ID, qui s'ingénient à dissimuler leur croyance – biblique, coranique, mooniste ou autres – sous un pseudo-masque scientifique.
Aux États-Unis, pays très religieux, la stratégie fait un carton: en 2005, les tribunaux et conseils pédagogiques de neuf États étaient confrontés à la question. L'enjeu: empêcher que la théorie de l'évolution soit la seule explication des origines enseignée. Ou au moins la nuancer, en précisant dans les manuels de biologie qu'elle n'est «qu'une théorie controversée»... Selon un sondage [2], 38% d'Américains souhaitent le retrait de Darwin de l'enseignement secondaire. Près de deux Américains sur trois sont favorables à l'enseignement du créationnisme ou de l'ID en plus de la théorie de l'évolution. Reagan et Bush junior, présidents d'un État laïc, ont soutenu un tel avis, électoralement très porteur.
Reste à savoir comment comprendre la Genèse si l'on accepte les thèses darwinistes? Les Pères de l'Église avaient déjà enseigné la nécessité d'interpréter la Bible – sous une forme poétique, mythologique, théologique, liturgique..., répond Jacques Arnould. Pour lui, la création racontée dans la Genèse signifie que Dieu est toujours présent, qu'il ne cesse de créer. «Bien sûr, ceux qui ont écrit la Genèse y voyaient une part de vérité historique, car l'état de leurs connaissances la rendait vraisemblable. Aujourd'hui, notre représentation du monde a bien changé.»
■ Rachad Armanios
Notes:
[1] Jacques Arnould, Dieu versus Darwin, Albin Michel, 2007.
[2] Sondage de l'institut de recherche Pew en juillet 2005, cité par l'auteur.
Darwin, grand méchant loup
- Bouc émissaire: communisme, féminisme, pornographie, avortement, drogues... Jacques Arnould montre que Darwin est devenu le «bouc émissaire d'Américains effrayés par la 'dégradation morale' qui menacerait leur société. Point de départ de ce jugement: une Bible «remise en cause» et le «rabaissement» de l'homme, cousin du singe.
- Racisme: Si la «supériorité de la race blanche» a parfois trouvé une justification dans la littérature évolutionniste, elle a surtout été «démontrée» par des créationnistes à partir de Ham, fils de Noé considéré comme l'ancêtre des «races de couleur». Jacques Arnould fait le lien entre le Ku Klux Klan et le fondamentalisme créationniste.
- Qu'en disent les Églises traditionnelles? En Europe, les Églises réformées se sont en général tout de suite méfiées des lectures littérales. Quant à Jean Paul II, il a invité à prendre au sérieux l'évolution, en gardant un esprit critique.
- Ailleurs dans le monde: bien que marginaux, les puissants lobbys créationnistes sont actifs en Europe et ailleurs. Jacques Arnould donne un panorama de cette nébuleuse mondiale. En Turquie, le créationnisme chrétien s'est traduit dans le langage musulman en des termes autant, voire davantage fondamentalistes.
- La Suisse accueille le Centre biblique européen, une maison d'édition créationniste, et le groupuscule ProGenesis, qui rêve de construire dans l'est du pays un parc de loisirs créationniste (avec une arche de Noé de 138 m de long).
■ Rachad Armanios
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