[...] Seule, la main aux doigts déliés, la main sensible, si fortement innervée, sous son mince épiderme, qu'elle constitue un véritable instrument cérébral, permet à la créature vivante de s'identifier parfaitement en tant que sujet et objet. Chez les animaux, en dehors du singe, cette notion, appelée notion du schéma corporel par les psycho-physiologistes, semble rester assez floue, en dépit des organes sensoriels souvent très perfectionnés qu'ils possèdent.
Dans un centre de recherche scientifique, aux États-Unis, on a isolé un chimpanzé, dès sa naissance. Nourri, soigné, à travers des écrans de toile où sont ménagés d'informes manchons, il n'a jamais vu un être vivant, pas même un insecte, et n'a pu, comme les autres bébés-singes ou les bébés humains, dépasser l'étonnement d'être, en constatant l'existence de créatures animées. Hébété, il palpe son corps, des heures durant, son visage surtout, un peu à la façon de quelqu'un qui sort d'un accident et qui n'en revient pas de se découvrir encore entier. Quelle est cette étrange masse velue dans laquelle on l'a enfermé? Quel est ce casque osseux qui le coiffe? Ce masque mou qui pèse, tire, et qu'il ne peut arracher? Seules, semble-t-il, ses mains lui sont familières, lui apparaissent comme le prolongement de son être intérieur. Elles lui permettent de vérifier (mais la chose est si stupéfiante, si affolante, qu'il recommence à en douter, à peine vient-il de la constater une nouvelle fois) qu'en mille points donnés, du sol jusqu'à une certaine hauteur, et dans un certain espace en largeur, il se délimite. À ne pas croire! Le voici donc seul, échoué dans un lieu sans signification, éveillé à la vie au milieu du néant. Dans la cage où une sorte de périscope nous donne la possibilité d'observer le chimpanzé, le vieux drame métaphysique se déroule, mais mimé, cette fois. Par cette palpation désespérée qui n'en finit pas, le singe cherche à se connaître, à se reconnaître, à identifier - mais par rapport à quoi? - cet étranger à l'espace que son corps représente: il essaie de faire de soi son miroir, d'obtenir une image qui réfléchirait sa solitude. En un mot c'est l'autre, qu'il cherche en lui.
Aucun autre animal, isolé de la sorte, ne montre ce désarroi. Dépourvu de mains, il ne peut acquérir une notion bien nette de son individualité. Il est conscience à l'état libre, il baigne dans le monde et ne s'y définit pas. Mais pourquoi cette fantastique supériorité des primates: vivre la tragédie de l'existence, ne s'accompagne-t-elle pas du pouvoir intellectuel que l'homme tire de cette même malédiction? C'est peut-être parce que l'animalité, la sainte animalité, par ce qu'elle a de physique, limite l'angoisse existentielle. Les animaux, même les plus exposés mentalement, comme les singes, trouvent une protection dans leur opacité corporelle, que nous ne possédons pas. Substantiellement, ils apparaissent plus achevés que l'homme, dont le corps presque entièrement dépourvu de poils, la minceur de l'épiderme, la grosseur du crâne révèlent l'immaturité. [...]
Pierre Gascar, L'Homme et l'Animal, Albin Michel, 1974
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