Bulletin du Credit Suisse, octobre 2000
Les chefs d'orchestre [Wikipédia] tels que nous les connaissons aujourd'hui ne sont apparus qu'au milieu du XIXe siècle. Avant, ce sont les compositeurs eux-mêmes qui assuraient cette fonction. Bach, Haendel et Vivaldi dirigeaient leurs œuvres au clavecin ou au violon. Il y a aussi eu des maîtres de chapelle [CathédraleDeParis | Musimem] frappant la mesure par terre avec un «bon gros bâton de bois bien dur» (Rousseau).
Le plus connu, Jean-Baptiste Lully, était maître de chapelle à la cour du Roi-Soleil. Il est notamment devenu célèbre pour être décédé des suites d'une blessure au pied qu'il s'était faite en battant la mesure avec son bâton. [...]
Richard Wagner a contribué de manière décisive à la naissance du chef d'orchestre moderne. Incapable de diriger lui-même la partition complexe de son opéra «Tristan et Isolde» [Wikipédia], achevé en 1859, il cherche un musicien doué à qui confier son chef-d'œuvre. Et il trouve la perle rare en la personne de Hans von Bülow, disciple fidèle et dévoué. Von Bülow devient ainsi le premier grand chef professionnel. Un privilège qu'il paie cher puisque son mentor lui vole son épouse, qui deviendra plus tard Cosima Wagner.
Avec les chefs d'orchestre apparaît aussi la baguette. Mais ce nouvel accessoire est diversement apprécié. Ainsi, après avoir assisté à la représentation d'un opéra au Gewandhaus [Wikipédia] de Leipzig, un contemporain de Mendelssohn fulmine contre «cette satanée petite baguette de hêtre blanc qui m'incommode depuis toujours». L'ère de la tyrannie du «maudit petit bâton» avait commencé.
Dans «Masse et Puissance», Elias Canetti écrit que «rien n'exprime mieux la puissance que l'activité de chef d'orchestre». Car ce dernier sait tout. Alors que les musiciens n'ont que leur partie devant eux, lui a toute la partition en tête ou sur le pupitre.
Nombre de grands chefs du XXe siècle ont régné sur leur orchestre sans tolérer la moindre discussion. Arturo Toscanini, connu pour ses colères légendaires en répétition, fut le premier à régner ainsi en maître absolu.
En musique, sa première exigence était la fidélité absolue à l'œuvre. Pour lui, un chef ne devait «pas être créateur mais exécutant». À l' époque romantique, par exemple, il était courant que le chef adapte la partition à ses inclinations personnelles. Hans von Bülow remaniait les symphonies de Beethoven en prétendant que le compositeur n'avait pu les entendre ainsi! Trente ans après le décès de Toscanini, on découvrit que le champion de l'exécution fidèle avait également apporté des retouches aux dernières symphonies de Beethoven, mais qu'il s'était bien gardé de le dire.
Herbert von Karajan fut lui aussi un autocrate. Non seulement il avait trouvé en Toscanini un modèle musical mais, comme celui-ci, il s'y entendait pour briller. Il aimait à donner l'image d'un bon vivant, se faisant photographier aux commandes de son yacht ou de son jet privé. Ce musicien génial, qui, dans la recherche de l'idéal sonore absolu, savait tirer le meilleur de ses musiciens, était aussi un habile homme d'affaires. Aucun autre chef n'a réalisé autant d'enregistrements (près de 900). Toujours en quête de la sonorité parfaite, il a énormément contribué au développement du CD. Mais ce passionné de technique avait aussi un côté superstitieux. Walter Stenz, longtemps régisseur de l'Orchestre du Festival de Lucerne, se rappelle qu'il devait lui donner un coup de pied avant chaque concert.
Avec Leonard Bernstein disparaît en 1990 le dernier «titan de la direction d'orchestre». Si Toscanini et Karajan étaient des maîtres absolus, l'excentrique et égotiste Bernstein, lui, tenait la vedette. Considérant la musique comme un art démocratique, il voulait la rendre accessible au plus grand nombre. Cabotin, il se prenait pour la «plus grande réussite depuis Jésus-Christ» ou pour la «réincarnation de Gustav Mahler». Il aimait tutoyer les gens et distribuait les baisers à la ronde. Mais son enthousiasme l'amenait parfois à des débordements incongrus: lors d'une répétition de la Deuxième Symphonie de Sibelius, il aurait, dans un transport de joie, jeté bruyamment son dentier sur le pupitre. Lors des enregistrements, il fondait en larmes dans les passages émouvants ou faisait le fameux «Lenny Leap», sautant en l'air aux moments paroxysmiques. Bernstein fut un professeur hors pair sachant aussi utiliser ses talents télégéniques dans les shows télévisés. Il fit connaître la musique électroacoustique à un jeune public et dépoussiéra l'imnage de la musique classique.
L'époque des chefs autocratiques est révolue. Ainsi, en 1989, les Berliner Philharmoniker [Wikipédia] ont fait de Claudio Abado leur [...] chef titulaire*. Après avoir travaillé des années durant sous la baguette de l'impérial Karajan, c'est un démocrate qu'ils ont choisi. [...] L'avenir appartient aux chefs qui [...] soignent la communication et la coopération. ■ Ruth Hafen
* Depuis 2002, c'est le chef d'orchestre britannique Simon Rattle qui est à la tête de l'ensemble.
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