Le Nouvel Observateur, 13 octobre 2005
[Quand l'homme a-t-il commencé à parler? Pourquoi? Comment est-ce arrivé? Jusqu'aux contributions récentes de la génétique, les origines du langage [BBouillon | LeCerveau | Lemelin | Proquerolles | Szulmajster | ULaval] restaient opaques. Les linguistes [Linguistes] historiques, ces spécialistes de l'histoire des langues ne sont pas en mesure de remonter le temps au-delà de la frontière des 10 000 ans. Or] la génétique des populations a ouvert de nouveaux accès à ces proto-langues et a repoussé les limites de l'investigation. Elle a pu ainsi situer l'origine de l' Homo sapiens [Dinosoria | Futura-sciences | Hominidés | Memo] à une époque beaucoup plus récente que ce qu'on imaginait jusqu'alors. Entre 200 000 et 100 000 ans. Ce qui nous rapproche de l'origine de l'Homo sapiens et de l'origine du langage humain.
Car Sapiens a été le premier à disposer du langage. En effet, l' Homo erectus [Dinosoria | Futura-sciences | Hominidés | Memo] en était dépourvu; il usait bien d'un système de communication élémentaire, mais sans ce niveau de subtilité qu'a atteint le langage humain. Avec cet outillage rudimentaire, l'Homo erectus pouvait communiquer sur l'«ici et maintenant» à l'aide de signaux acoustiques, alertant sur un danger immédiat. Comme chez les singes vervets. Mais c'était un système incapable de communiquer sur le passé ou le futur. Les généticiens ont découvert que l'espèce, récente, de l'Homo sapiens s'était dispersée à partir de la partie orientale de l'Afrique il y a environ 150 000 ans. Et qu'il y avait une forte ressemblance entre la dispersion des populations et la dispersion des langues. C'est que, jusqu'à une époque récente, les densités de population étaient très faibles. Les groupes se déplaçaient en petites troupes nomades de quelques dizaines d'individus. Ils avaient peu de contacts les uns avec les autres. Ainsi il y a 50 000 ans, selon les paléodémographes, la population de toute la planète comptait 1 million d'habitants. Et il y a 10 000 ans les humains représentaient 10 millions d'individus. Aussi les langues sont-elles restées cadenassées dans le groupe génétique d'origine.
Y a-t-il une langue mère?
Les 6000 langues parlées aujourd'hui proviennent d'environ 300 langues mères à une profondeur historique de 2000 ans. Ces 300 langues remonteraient à une cinquantaine de groupes il y a 5000 ans. Avant, de - 10 000 à - 15 000 ans, on suppose l'existence d'une quinzaine de groupes. Auparavant, on ne sait plus. Y avait-il alors une seule langue mère? Ou bien 15? Impossible de répondre. Car même si on parvenait à montrer que ces 15 groupes dérivent bien d'une seule langue mère, il est tout à fait concevable que le langage ait émergé en différents endroits et qu'une seule source ait survécu.
Le langage comme l'agriculture
Le langage fait donc son apparition dans une fenêtre temporelle, déterminée, à un bout, par les généticiens des populations et, à l'autre bout, par les linguistes. Entre 10 000 et 100 000 ans. Et parmi les hypothèses qui décrivent la naissance du langage, [celle de sa polygenèse] me convainc particulièrement. Pour moi, le langage n'a pas une source unique. Sa prétendue monogenèse est, en réalité, d'origine religieuse. Cette survalorisation du langage qu'on devine à travers l'idée d'une origine unique tient à l'avantage sélectif extraordinaire qu'il a procuré à l'homme. Comparez notre système de communication [Commposite | Ecogesam | Linguistes] avec celui de nos plus proches cousins. Les chimpanzés peuvent communiquer, mais pas transmettre d'informations aux générations futures. Les jeunes apprennent par imitation. Chez eux, il y a l'inné et il y a l'imitation. Tandis que chez les hommes, d'une génération sur l'autre, les connaissances se cumulent. Il y a l'inné et il y a l'acquisition. Pourquoi? À un moment donné, les capacités cognitives de faire éclore ce système de communication plus sophistiqué se sont démultipliées chez l'homme et ont touché différentes populations déjà dispersées sur la terre. Ce n'est pas différent, par exemple, de ce qui s'est passé avec l'agriculture, qui, elle aussi, comme l'a montré l'archéologie, est apparue en divers endroits de la planète.
La double articulation
[Mettre en rapport l'acquisition du langage chez un enfant et l'apparition du langage chez l'Homo sapiens crée un parallèle éclairant!] Un exemple. Il y a une phase où l'enfant progresse très lentement dans l'acquisition du lexique. Puis soudain il se rend compte qu'il peut produire des significations avec des mots. C'est l'explosion lexicale. Pourquoi ne pas imaginer que quelque chose d'analogue ait pu se passer pour l'apparition du langage? Considérons les primates. Ils ont à leur disposition des cris d'alarme. Mais, très progressivement et très lentement, le nombre de signaux acoustiques augmente. Au lieu d'avoir un signal unique qui consiste à avertir d'un danger, les singes vervets, par exemple, ont élaboré différents signaux pour différents dangers. Un pour aigle, un autre pour léopard, un autre encore pour serpent. Imaginons que ce lexique puisse augmenter progressivement pour aboutir à une catégorisation plus fine du danger. C'est ce qui s'est passé pour les Sapiens. La bascule se fait à deux conditions. C'est ce que les linguistes nomment la double articulation. Premièrement, nos ancêtres ont eu la faculté de décomposer un signal acoustique. Des consonnes et des voyelles. Ils ont combiné ces petits morceaux de sons et ont fabriqué des mots. Deuxièmement, ils ont pu se rendre compte que l'ordre de ces signaux acoustiques jouait un rôle. Si on a un signe acoustique pour ours, un autre pour lion et un dernier pour manger, l'ordre dans lequel ils se succèdent détermine le sens du message. Lexique et syntaxe. Voilà les deux choses que les primates ne connaissent pas.
Les singes et nous
Dans cette quête des premiers mots, il faut considérer la période, entre 10 et 7 millions d'années, où l'espèce humaine bifurque des espèces voisines, gorilles et chimpanzés. C'est le moment où s'est mis en place notre système de production de paroles, où notre cerveau a évolué pour rendre possible un système cognitif complexe capable d'engendrer le langage. La science a considéré pendant très longtemps que le démarrage du langage était fonction de la position du larynx. Tant que le larynx était dans une position haute - comme chez les grands singes -, il n'y avait pas assez de place pour que la langue se déplace dans la bouche et émette toute une panoplie de sons. Mais cette détermination anatomique, à elle seule, n'est pas convaincante. Car le blocage se situe bien davantage au niveau du système cognitif qu'au niveau du système articulatoire. Les chimpanzés, par exemple, peuvent produire des sons qui ressemblent à nos voyelles et qui ne sont pas très éloignés acoustiquement de ce que l'homme réalise. Mais la vraie différence réside dans l'évolution du cerveau. Sur les trois derniers millions d'années, il a triplé de volume chez l'homme. La masse pèse, mais la circuiterie interne compte bien davantage encore. Et c'est sur ce point que l'espèce humaine se distingue des singes. À la naissance, le petit Sapiens est beaucoup plus inadapté au monde extérieur que le petit chimpanzé. Mais ce handicap se retourne en avantage. Entouré de stimuli externes, pendant les dix ans durant lesquels son cerveau va prendre sa taille définitive, il va faire glisser dans le fonctionnement de son circuit «hardware» des expériences qui vont être très fortement liées à l'acquis. L'évolution procède par ce bricolage.
Parler pour traverser les mers
L'étude des traversées maritimes longues, et plus particulièrement le cas du voyage des Sapiens vers l'Australie, enrichit notre compréhension des mécanismes d'apparition du langage. Il y avait donc des Sapiens au milieu de l'Australie il y a 50 000 ans. Comment y étaient-ils arrivés? Peut-être à pied sec? Il y a eu, en effet, au cours des 20 000 dernières années, des variations du niveau des mers pouvant aller jusqu'à 120 mètres. Ainsi les premiers hommes traversaient à pied de la Nouvelle-Guinée à l'Australie. Mais sur les 100 000 dernières années, à aucun moment il n'a été possible d'arriver en Australie sans avoir au moins à traverser 100 kilomètres d'eau. Alors comment ont-ils fait? Notre hypothèse est qu'ils n'ont entrepris cette traversée que lorsqu'ils voyaient quelque chose en face. En effet, il est beaucoup moins dangereux de savoir où l'on va que de se lancer à l'aventure à l'aveuglette. On a pu dessiner les routes qu'ils ont probablement utilisées. Et la seule voie qui permette de toucher au continent australien sans cesser de regarder quelque chose face à soi, c'est celle qui chemine très au nord, là où le relief est tel qu'il offre toujours quelque chose à la vue. Cette odyssée met au jour une fenêtre chronologique resserrée. Les Sapiens sont en Australie à - 50 000 ans. Ils quittent la partie orientale de l'Afrique à - 100 000 ans. Pour ce voyage, il leur faut échanger un incroyable volume d'informations. C'est dire qu'ils doivent commencer à parler à environ - 70 000 ans. Car cette traversée n'est concevable que si on fait l'hypothèse d'une langue parlée. Pour risquer ce départ, il fallait échanger. Demeurant dans la forêt, les chimpanzés n'ont pas éprouvé ce besoin d'un langage. Ils ont très bien survécu parce qu'ils n'ont pas changé d'environnement. À mon avis, c'est cette capacité à opérer de tels changements d'environnement qui est la vraie clé de l'origine du langage. ■
Jean-Marie Hombert, linguiste, directeur du programme interdisciplinaire «Origine de l'homme, du langage et des langues» au CNRS, responsable français du programme européen «The Origin of Man, Language and Languages»
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