Journal du théâtre Vidy-Lausanne, avril 2007
Étrange maladie de l'homme que cette soif insatiable de représentation du réel. Qu'il y ait eu de tout temps des êtres humains pour raconter aux êtres humains des histoires d'êtres humains autorise à supposer à cette pratique un caractère de nécessité: le réel doit être représenté. À défaut de quoi il viendrait à disparaître?, ne serait plus perçu?, ne serait pas intelligible?, nous deviendrait indifférent? Dans Le réel, traité de l'idiotie [Éditions de Minuit, 1997/2004],
Clément Rosset montre l'illusion qu'il y a d'attendre de la nomination, de la duplication, ou de l'imitation du réel, une quelconque épiphanie. Le réel est «idiot», au sens étymologique du terme: simple, particulier, unique. «Toute chose, toute personne sont ainsi idiotes dès lors qu'elles n'existent qu'en elles-mêmes, c'est-à-dire sont incapables d'apparaître autrement que là où elles sont et telles qu'elles sont: incapables donc, et en premier lieu, de se refléter, d'apparaître dans le double miroir. Or, c'est le sort finalement de toute réalité que de ne pouvoir se dupliquer sans devenir aussitôt autre [Ibid. p. 42].» Tout ce qu'on peut se représenter du réel, c'est qu'il est, avant de disparaître; éclats de surprise et poussière de mémoire. Le réel nous crève littéralement les yeux, nous aveugle, puis s'indiffère dans la confusion des songeries, souvenirs, conjectures... Pour autant, nous aspirons légitimement à nous édifier comme sujet de notre existence, ce qui suppose une prise sur le réel, une appréhension préalable à l'action, ainsi que la permanence d'une interrogation sur l'être car, pour reprendre une formule de Rosset, «il n'y a pas de mystère dans les choses, mais il y a un mystère des choses [Ibid. p. 40]». Le désir - pour ne pas dire le besoin - de représentation, serait donc moins à chercher du côté de l'élucidation des énigmes, dont le réel serait supposément enceint, que de la conquête d'un point de vue (au sens premier) sur celui-ci, d'un effort de présence (la re-présentation ne s'entendant pas dans cette perspective comme présentation seconde, réel en quelque sorte bissé, mais comme remise au temps présent). Faute de ce travail de représentation, ce n'est pas le réel qui s'évanouirait, mais nous, qui tendrions à nous oublier sur la scène du réel. Si la représentation nous est nécessaire, ce n'est pas tant qu'elle opère une nième saisie du réel, mais qu'elle constitue une opportunité de saisir notre rapport au réel - de nous ressaisir en tant que sujets. ■
Enzo Cormann, auteur de théâtre et metteur en scène, in: Anywhere in the world, neuf notes sur le pari dramatique, note 1
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