Le Temps, 20 mars 2002[...] Toute société, par son État, fixe des limites aux conduites sexuelles en fonction de ses valeurs religieuses, sociales et culturelles. Pas plus qu'aucune liberté, celle de disposer sexuellement de son corps et de celui d'autrui n'est absolue. L'accroissement réel, et non seulement judiciaire et médiatique, du nombre et de la gravité des crimes ou délits sexuels interdit toute complaisance ou indulgence à l'égard de leurs auteurs, et la plupart des démocraties ont dû se doter de lois plus répressives. [...]
Dans un domaine où l'inconscient domine les représentations conscientes [...], il convient de limiter ces limites. Que sanctionne-t-on, quand on va au-delà des deux seuls tabous qui justifient les restrictions à la liberté sexuelle: âge du partenaire et consentement? [Le désir lui-même et son expression agie?] Il faut le reconnaître, le désir sexuel est toujours violent pour une part, unilatéral souvent, harcelant parfois. Il s'impose à son objet comme d'ailleurs à celui qui l'éprouve. Les violences sexuelles doivent être sanctionnées, mais la violence du sexe ne saurait être éradiquée.
Il faut toujours interroger les fondements sociaux et inconscients des interdits sexuels. Nous rêvons tous d'être dispensés par un État tutélaire du «trouble de penser et de la peine de vivre», pour reprendre les mots de Tocqueville
[Tocqueville | ADPF | L'Agora | Keslassy]. Cette instance assurant le Bien et éradiquant le Mal prend de plus en plus la forme d'un pouvoir maternel et maternant, d'une Big Mother dont nous attendons aussi qu'elle nous dispense de la violence de désirer. La maternisation de la société française s'accompagne d'une désexualisation des rapports humains.
Nécessaire au début de la vie, mais pathologique si elle se maintient, la symbiose mère-enfant évite à celui-ci le désir sexuel. Chaque fois qu'est récusée la différence masculin-féminin, est renforcée l'opposition maternel-infantile. Les «sociétés de mères» se caractérisent par un effacement croissant de la différence des sexes. À la mère, l'enfant en proie à la sexualité adresse cette plainte: «Regarde: il n'y a rien à voir, je ne fais rien de mal. Délivre-moi du désir!»
Big Mother et ses porte-parole assurent une veille sanitaire sans relâche. Tout ce qu'on peut désirer, tout ce qui ne fait pas du bien - ce sont souvent les mêmes choses - doit nous être épargné: le tabac, la mondialisation, le secret, le risque, les farines animales, les OGM, le machisme, la mort, le bizutage, la drague, la corruption, le travail, le racisme, les maladies sexuellement transmissibles, le nom du père... Il s'agit d'effacer le mal et, afin que l'homme ne soit plus un loup pour son semblable, de pourchasser ce qui l'empêche encore d'être un enfant pour sa mère.
[...]
[Prôner moins de sexe] serait une erreur car, «quelque horreur qu'inspire une violence amoureuse à la personne qui en est l'objet, il est à remarquer qu'elle en inspire encore davantage aux femmes à qui elle n'est point faite». Ces propos d'un polémiste du XIXe siècle, aujourd'hui politiquement très incorrects en attendant d'être pénalement répréhensibles, n'éclairent-ils pas nos contradictions à propos de la vie sexuelle et de sa violence inconsciente?
[Quand on dit que ce qui est beau dans le désir, c'est quand il est réciproque, rêve-t-on] d'un désir toujours réciproque, jamais unilatéral? Cela existe, certes, un désir réciproque, encore que, le plus souvent, le désir soit transi (au sens de l'amoureux: je désire qui ne me désire pas), transitif (au sens de la mathématique des ensembles: je désire qui désire quelqu'un d'autre) ou intransitif (au sens de la grammaire: je ne désire personne en particulier).
Le désir réciproque est finalement une situation assez rare [...].
En 1914, Freud écrivait: «Celui qui promettra à l'humanité de la délivrer de l'embarrassante sujétion sexuelle, quelque sottise qu'il choisisse de dire, sera considéré comme un héros.» Notre temps n'a fait que confirmer cette tendance: plus de sexe, plus cru, plus direct, plus violent, mais pour en finir avec la sexualité elle-même, son trouble, sa passion, sa part de souffrance et son envers de mort. Le proverbe «Tout animal est triste après le coït» ne m'a jamais convaincu. En tout cas, je pressens une grande tristesse dans une humanité débarrassée du rapport sexuel. La différence entre les sexes et l'insoutenable désir qu'elle suscite ne disparaîtraient de nos représentations qu'en nous plongeant dans une hébétude sinistre. ■ Michel Schneider, psychanalyste
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