L'Hebdo, 2 novembre 2006
La question de savoir s'il y a un potentiel artistique dans la cuisine ne fait plus de doute. C'est un fait admis par les esthéticiens. Ce n'est pas la
gastronomie qui a évolué, mais notre système des arts. La revendication a toujours existé: Athénée de Naucratis compare déjà dans ses
Deipnosophistes, une série de conversations tenues lors d'un dîner fictif à Rome, écrites au IIIe siècle, le cuisinier Mithèce de Syracuse à un «
Phidias
[Agora | Kulturica] de la cuisine».
Antonin Carême
[CuisineClassique | CuisineDuMonde | Talleyrand], surnommé «le cuisinier des rois et le roi des cuisiniers» parce qu'il travailla pour le Prince of Wales, le tsar Alexandre ou le baron de Rothschild, se considérait comme un artiste, allant jusqu'à déclarer que «les beaux-arts sont au nombre de cinq, à savoir: la peinture, la sculpture, la poésie, la musique et l'architecture, laquelle a pour branche principale la pâtisserie». Carême s'insurgeait contre l'esthétique de son temps, qui ignorait la cuisine, activité pratique et non gratuite comme devait l'être l'art, et s'adressant au goût, sens inférieur. C'est que la culture occidentale était soumise à une hiérarchie des sens d'origine
platonicienne
[Wikipédia | Wikisource] qui a longtemps considéré la vue et l'ouïe comme les deux sens importants, les autres étant considérés comme inférieurs.
Le système des arts évoluant, il y a eu une place pour la cuisine. D'abord un strapontin, lorsqu'elle a été admise avec le statut d'art mineur, car éphémère. Puis maintenant que de très nombreuses œuvres d'art sont éphémères, et que la permanence n'est plus un critère de validité, une vraie place. Mais la vraie reconnaissance a évidemment eu lieu avec le star-système. Personne ne nie que les grands cuisiniers soient aujourd'hui des cuisiniers étoiles, de la même manière qu'un grand acteur. Les chefs sont reconnus, médiatisés, «exemplarisés». À juste titre: l'inspiration du cuisinier qui imagine une nouvelle recette est semblable à celle du peintre devant sa toile.
L'émotion du gourmet est comparable à celle du mélomane ou du lecteur. C'est une émotion qui a peu à voir avec la simple satisfaction biologique d'un estomac bien rempli. La grande cuisine est une combinaison des cinq sens: le goût, la vue, l'ouïe - ça croque sous la dent -, le sens tactile - les grands cuisiniers jouent sur les différences de texture - et le sens olfactif. Une combinaison sensorielle que peu d'arts peuvent revendiquer!
L'esthétique de la nourriture est un intérêt très ancien. Déjà sur les tablettes d'argile retrouvées à Babylone, on a retrouvé des mentions d'utilisation de colorants alimentaires dans un but esthétique et non nutritif ou gustatif. Il y a de nombreuses références dans les Deipnosophistes d'Athénée. Mais si la Grèce [AC-Versailles1 | AC-Versailles2] n'était pas royaume de la gastronomie, Rome
[AC-Versailles1 | AC-Versailles2] l'était. Qu'on se souvienne seulement de la représentation par
Fellini du célèbre festin de Trimalcion raconté par l'écrivain romain du Ier siècle Pétrone dans son
Satiricon. À cette époque, c'est du côté de l'art du découpage de la viande que se porte l'intérêt. Au Moyen Âge, l'aspect esthétique prime même sur l'aspect gustatif: la pièce centrale du repas médiéval est l'oiseau décoré, paon ou cygne. C'était incroyablement compliqué à faire: il fallait étouffer l'animal, sortir sa peau avec un soin incroyable pour ne pas l'abîmer, le couvrir de linges humides pour le rôtir sans le griller. Puis on le rhabillait avec sa propre peau et son plumage. Parfois on mettait du soufre dans son bec et on allumait pour faire une sorte de feu d'artifice. On faisait aussi des pâtés, assez grands pour contenir jusqu'à vingt-quatre musiciens.
À la Renaissance, ces coutumes ont été remplacées par les trionfi, des pièces spectaculaires qui n'étaient pas destinées à être mangées, sculptures à base de sucre ou de farine et d'eau. Dans ses Vies, l'écrivain du XVIe siècle
Giorgio Vasari raconte celle du peintre
Rustici. Il y narre notamment un concours de décoration alimentaire auxquels les plus grands artistes de la Renaissance participent. C'était tout à fait considéré comme un art sérieux. Ces trionfi vont orner la table jusqu'au XVIIIe siècle dans les palais. Leur a succédé la mode des pyramides. On faisait des pyramides de nourriture et d'assiettes: Mme de Sévigné raconte dans une de ses lettres comment une pyramide de fruits s'est effondrée avec fracas à Versailles en faisant «taire la musique du roi». Puis c'est la mode des jardins sur les tables à l'aide de dragées colorées. Il n'existe plus rien de tout cela. Les pièces montées pour les mariages ou le croquembouche sont de maigres résidus de ces savoir-faire.
Tout bascule lorsque, dans les années 1850, sous l'influence du général Kourakine, ambassadeur du tsar Alexandre à Paris, les tables européennes ont passé du service à la française au
service à la russe. Soit d'une table où tous les plats venaient en même temps, selon un plan de table très sophistiqué et très codifié, avec de grandes pièces rôties au centre, et de nombreux entremets de légumes, à un service où les plats se succédaient de manière individualisée - ce que l'on connaît aujourd'hui. Et qui représentait de nombreux avantages, à commencer par celui de manger chaud. Mais du coup, ça n'avait plus de sens de passer des heures à décorer des assiettes individuelles tenues au chaud sous des cloches d'argent. La décoration a mieux survécu dans le domaine du froid.
Dans les années 1970, on assiste à un renouveau de la décoration. Mais ce qu'on faisait sur de grands plateaux, sur les tables, on l'a fait sur des assiettes individuelles. Mais on revient de loin: le «prince des gastronomes», le critique Curnonsky, très influent dans les années 1920 et 1930, méprisait la décoration culinaire. Le grand cuisinier Escoffier va le suivre dans ce domaine, et avoir un influence énorme durant des décennies. La nouvelle cuisine, allégée, créative, renoue avec l'art de la mise en scène. La tendance est à son comble aujourd'hui, avec des maîtres de la décoration sur assiette. Les assiettes, le contenant, est partie intégrante du plat. C'est le Gesamtkunstwerk, l'œuvre d'art totale.
Aujourd'hui, il n'y a pas de tendance esthétique principale en grande cuisine. Tout est permis. On retrouve dans ce domaine la même pluralité stylistique que dans les autres domaines artistiques visuels, design, photographie ou peinture. On peut tout au plus parler de tendance à la miniaturisation, au zen, au minimalisme, à l'authenticité apparente. Une nouvelle esthétique de la nourriture est en train de se réinventer sous nos yeux de manière permanente. Que le design s'en empare, par exemple avec des filières de design alimentaire, est un signe intéressant.
Des artistes s'emparent de la nourriture pour en faire des œuvres d'art. Au début du XVIe, les artistes faisaient déjà des sculptures en beurre, cet intérêt n'est pas nouveau. Mais aujourd'hui, c'est un domaine artistique qui intéresse beaucoup les avant-gardes. C'est le Suisse Daniel Spoerri, devenu célèbre dans son restaurant en collant les restes des repas qu'il préparait lui-même pour réaliser des tableaux-pièges, qui a inventé le eat art. Un courant qui a en ligne de mire la société de consommation, mais qui se réclame aussi des traditions dadaïstes de travailler sur les matériaux non précieux. On peut mentionner la Française Dorothée Selz, qui crée des sculptures éphémères comestibles depuis les années 70, Antonio Miralda, Sonja Alhauser et son travail sur le chocolat, le couple Pierre Javelle et Akido Ida. Comme l'extension moderne du champ artistique se manfeste dans tous les domaines, on a commencé à photographier ce qui ne l'avait pas été: détritus, excréments, nourriture de fastfood, n utilisant la nourriture à rebours.
On mange donc avec les yeux. D'un regard je sais si la tarte tatin devant moi sera bonne ou pas, d'après sa coloration, sa texture. Je n'irai pas aussi loin qu'Henry Van de Velde, un artiste qui en jurait que par le Gesamtkunstwerk et l'harmonie chromatique au point de demander à sa femme de porter des robes assorties au plat servi à table. Si elle servait de la purée de carottes rouges, elle devait porter du vert pour créer un contraste complémentaire... ■ D'après les propos de Radu Stern, historien de l'art, recueillis par Isabelle Falconnier
Commentaires