Journal du théâtre Vidy-Lausanne, avril 2007
2. [...] la fiction dramatique fait également le spectacle. Et nous sommes ici dans le domaine du double, c'est-à-dire de l'illusion: monde en miroir tendu à notre narcissisme, dans lequel le jeu des identifications (aux héros, aux sentiments, aux fantasmes...) le dispute à celui de la désingularisation consommatoire: objets consensuels hypnotiques, pour hémisphères droits en mal d'émotions. Toute la gamme du prêt-à-rire, prêt-à-frémir, exhibition de vedettes, et (le cas échéant) performances d'acteurs... D'ailleurs, ne va-t-on pas au spectacle pour se changer les idées?
2 bis. Mais qu'est-ce à dire exactement? De quelles idées s'agit-il? Idées fausses? Idées «toutes faites»? Plutôt les idées «noires», n'est-ce pas? Et les changer en quoi? En non-idées, en non-représentations, en pseudo-réel. Croit-on pour autant à la réalité de ce double factice? - non, mais on fait semblant d'y croire, et l'on veut croire qu'on s'y croirait: dans le salon bourgeois, comme dans l'alcôve; dans la peau de l'adolescent, comme dans celle du quinqua; dans l'opulence, comme dans la dèche; dans l'infortune, comme dans le vice, etc. Duplication fallacieuse du réel qu'appelle le désir d'illusion: «distrayez-nous, s'il vous plaît, de la monotonie du réel, du règne de la finitude, et de l'implacable équation des choses à elles-mêmes.» En clair: de la condition humaine. Anywhere out of the world [«N'importe où! n'importe où! pourvu que ce soit hors de ce monde» Charles Baudelaire, Anywhere out of the world, in: Le spleen de Paris].
3. Oui, mais ça ne marche pas: à peine sorti du théâtre, le réel nous assaille. La rétribution narcissique de l'illusion se paye d'une pénible désillusion: du spectacle du double ne subsiste que le souvenir (nostalgie), et le réel est par contraste plus que jamais saisissant d'ordinaire (ennui). L'antidépresseur déprime, en ce qu'il condamne à l'addiction. Et pour parachever le tout, le «spectacle» rappelle au «public» sa condition de troupeau de consommateurs: il y a ceux qui jouent, et ceux qui les regardent jouer. La cour de récré n'a rien d'un paradis terrestre. L'exutoire et l'illusion ont partie liée avec la servitude volontaire.
4. La représentation dramatique ne sera donc, au mieux, qu'un leurre, au pire, qu'un marché de dupes, faute de se donner à voir pour ce qu'elle est, à savoir: un agencement collectif d'énonciation, par lequel l'assemblée théâtrale [ (pensée comme agencement d'une fiction, d'une scène de théâtre et de ses machinistes, d'un groupe d'acteurs et d'une assistance) ] vise à se doter d'une conscience commune in vitro. [...] ■
Enzo Cormann auteur de théâtre et metteur en scène, in: Anywhere in the world, neuf notes sur le pari dramatique, notes 2 à 4
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