Bulletin du Credit Suisse, octobre 1999
La notion de
musique classique
[CoinDuMusicien | Fluctuat | France2 | Opus100] a connu une évolution particulière. Limitée d'abord aux œuvres de la période classique viennoise
(Haydn, Mozart et Beethoven), elle s'applique maintenant à la musique issue de la tradition académique, laquelle se démarque nettement des
variétés ou de la
musique populaire. D'une manière générale, le «classique» se veut d'un certain niveau; c'est pourquoi ce terme n'est pas réservé à la musique et s'emploie aussi pour un film, une œuvre littéraire, un vin ou une course de ski. Quelque chose n'est pas classique d'emblée, il le devient. Un nouveauté ne peut être classique, cas sa signification doit s'affirmer dans la durée. Le «classique» est donc victime de ses propres contradictions: en réalité, la nouvelle musique classique est un genre qui ne peut pas l'être!
La musique classique entre aussi dans la catégorie «musique sérieuse», par opposition à la musique qui a seulement la prétention de distraire son public. Ainsi le piège s'est-il refermé: la musique contemporaine se doit d'être classique et sérieuse, un fardeau que les musiciens eux-mêmes se sont imposé en partie par leur volonté de créer des œuvres supérieures aux variétés et à la musique populaire. Des concerts plus sérieux que des cours magistraux et dont la valeur récréative est à peu près celle d'une conférence de présentation de bilan, rien de tel pour faire fuir le public.
Ce mariage de raison avec le classicisme peut expliquer en partie pourquoi les rapports entre les compositeurs et le public manquent tant de chaleur. Le public ne comprend pas les contemporains et préfère se tourner vers les compositeurs du passé, qui, s'ils vivaient aujourd'hui, composeraient sûrement autre chose.
Un état de fait qui n'est satisfaisant ni pour le public, ni pour les organisateurs de concerts. La responsabilité en est largement partagée, et des efforts sont nécessaires de part et d'autre pour débloquer la situation. Les compositeurs ne doivent pas s'enfermer dans leur ghetto, et le public ne doit pas refuser a priori tout ce qui est étranger et inconnu.
Comment accéder à la musique contemporaine? Faut-il des connaissances particulières? Oui et non. Non, parce que nous devons avant tout être ouverts aux nouveautés - en nous détachant d'un certain nombre d'habitudes, en n'ayant pas d'attentes précises, voire en sachant faire le vide, dans une certaine mesure. Quand je vais au concert, j'attends quelque chose de celui-ci. Je sais comment les musiciens vont se comporter et, à peu de chose près, comment sera la musique que je vais entendre. Si le concert ne correspond pas à ces attentes, je suis déçu - et je ne perçois pas ces nouvelles sonorités comme un élargissement intéressant de mon expérience de mélomane. Il faut dire qu'on ne nous facilite pas l'accès à la musique contemporaine classique: les salles de concert datent pour la plupart du siècle dernier ou en sont inspirées, les orchestres, les instruments et les musiciens participent d'un rituel qui appartient au passé et crée une atmosphère ne rendant guère réceptif aux formes nouvelles. La condition première pour avoir accès à la musique contemporaine, c'est d'être ouvert et sans préjugés par rapport à l'inédit. Point n'est besoin d'une science particulière, l'ouverture d'esprit suffit.
Des connaissances et l'expérience peuvent cependant ouvrir la voie et permettre de mieux apprécier l'art. Pour prendre un exemple: la dégustation d'un bon vin n'a rien à voir avec le fait de boire une grenadine. L'art, le vrai, ne doit pas nécessairement flatter le goût du plus nombre, on boit plus de Coca-Cola que de bordeaux! Un bon vin ne se développe pas dès qu'on y trempe les lèvres, c'est avec le repas qu'il prend toute sa saveur. L'art n'est pas fondé sur une première impression fugitive, il ne s'épanouit dans toute sa force et sa profondeur qu'avec le temps. L'amateur de vin doit pouvoir distinguer les nuances pour savoir apprécier ce qu'il boit. Aucun vin ne ressemble à un autre, c'est pourquoi tous les sens doivent être en éveil afin que la dégustation devienne du grand art.
Comment acquérir cette science pour la musique? Il s'agit avant tout de comparer les œuvres, de se faire une opinion personnelle et de la confronter à celle des spécialistes. Plus j'entends de musique contemporaine, mieux j'arrive à la situer et à la juger. Il n'est pas indispensable de n'entendre que du haut de gamme: il peut s'avérer tout à fait utile de savoir distinguer les œuvres de qualité de celles plus médiocres. On peut poursuivre la comparaison avec le vin. Au fil du temps, la dégustation et la comparaison des grands crus affinent le jugement. C'est mon avis qui compte, en définitive. Bien entendu, les experts ont leur mot à dire, car leur longue longue expérience leur permet d'émettre des jugements plus circonstanciés. L'histoire de la musique montre cependant que les spécialistes peuvent parfois se tromper. C'est pourquoi la réaction spontanée du public est aussi importante pour l'art que l'avis des experts.
Pour mieux replacer l'art dans son contexte, il faut distinguer deux dimensions: les rapports aux autres formes d'art de la même époque et les lignes de force caractérisant l'évolution de l'histoire de la musique. Les courants artistiques se matérialisent toujours sous différentes formes. À l'abandon des fonctions tonales classiques correspond l'abandon de la peinture figurative. La musique de Schönberg et la peinture de
Kandinsky sont liées, surtout dans la mesure où les lettres qu'ils échangèrent confirment l'influence qu'ils exercèrent l'un sur l'autre. Le besoin de liberté, jusqu'à l'irruption du hasard dans la création au cours des années 60, est caractéristique du mouvement
Fluxus comme de
John Cage ou du
free-jazz. Lorsqu'on se pénètre de l'art d'une époque et de ses différentes formes d'expression, on accède à une compréhension plus approfondie.
L'autre dimension dans laquelle s'intègre l'art, c'est l'Histoire. Les différentes générations d'artistes ont toujours des rapports assez ambivalents: les anciens sont les maîtres et les modèles, mais en même temps la génération montante veut, par opposition, se ménager des espaces de liberté pour sa propre création. L'histoire de l'art est faite à la fois de continuité et de ruptures. Pour en revenir à la musique: Schönberg a ouvert la voie, en passant par Webern, à la musique sérielle de
Boulez ou de
Stockhausen. La recherche de nouvelles sonorités complexes avec la musique électronique, quant à elle, connaît un nouvel essor grâce à l'informatique. De plus, il est enrichissant de considérer l'œuvre d'art dans un contexte plus vaste. Cela ne devrait pas nous poser problème pour la musique contemporaine, puisque nous connaissons mieux l'esprit de notre temps que celui du siècle des lumières.
Il est évident qu'on comprend mieux certaines formes d'art si l'on connaît la vie de l'artiste, raison de plus pour confronter ses conceptions à celles des créateurs encore en vie. C'est là aussi que se cache la fascination qu'exerce l'art. Qu'apporte-t-il de nouveau, et comment va-t-il se développer? Qu'il s'agisse de cours de Bourse, de Coupe du monde de football, de la mode ou des tendances artistiques, c'est toujours ce qui va venir. ■ Matthias Müller, chargé de cours à la Hochschule Musik und Theater Zürich, compositeur
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