Au début de toutes les civilisations, on se livre à l'inventaire du monde animal; on y établit des rangs, des catégories. Cette opération, c'est le Déluge
[Gilgamesh1 | Gilgamesh2 | Bible | Coran | HomoRationalis | SecreteBase | Unil | BibleArchéologie]. L'envahissement de la terre par les eaux n'a pas apparemment d'autre but. L'intention que la
Bible prête à Jéhovah, quand il ouvre, pour quarante jours, les vannes du ciel, est difficile à admettre. Pourquoi exterminerait-il tous les hommes, à l'exception d'une famille, afin de les punir de leur perversité, puisqu'il sait d'avance que les descendants de
Noé se conduiront aussi mal qu'eux? On comprend mieux qu'à la fin des premiers âges, au cours desquels l'homme, isolé, sans armes, a vu ou parfois a cru voir se multiplier autour de lui, dans les paysages du chaos, des animaux étranges, menaçants, on éprouve le besoin de remettre un peu d'ordre dans la Création. Le déluge va laver la terre de tous les monstres et de tous les phantasmes.
On admire, là aussi, l'universalité du mythe et la quasi-simultanéité avec laquelle il apparaît dans des endroits du monde très éloignés les uns des autres et sans liaison entre eux. Si la tradition chaldéenne
[Maspero IV | Maspero 147-209] du déluge, telle que la rapporte
Alexandre dit Polyhistor, doit beaucoup à la légende hébraïque (à moins que ce ne soit l'inverse; les historiens sont partagés), on ne peut guère expliquer pourquoi le Déluge relaté dans le
Mahabhârata
[Joly | Neurom] et le
Bagavata Pûrâna
[Wikisource] des
Hindous
[Bharat | Hindouisme | Stehly] quatre cents ans environ avant notre ère, ressemble tant à celui qui est décrit dans la Genèse. Et s'il n'y a pas lieu de s'étonner que les Phrygiens et les Grecs fassent leur une légende née près de la Méditerranée, on est en droit d'être surpris de la retrouver parmi les plus anciennes croyances de certains Indiens d'Amérique, ainsi que parmi celles des Scandinaves. Or, est-il nécessaire de le rappeler? les études géologiques ont prouvé qu'aucun cataclysme assimilable au Déluge, pluies prolongées, brusque fonte des glaces, raz de marée, n'avait pu se produire, dans tant de lieux différents, presque en même temps, et que ces histoires d'inondations gigantesques n'étaient jamais que des débordements de l'imagination.
«De tous les animaux purs, tu prendras avec toi sept paires, des mâles et leurs femelles, et de tous les animaux qui ne sont pas purs tu en prendras deux, un mâle et sa femelle» (Genèse VII-2). Cet échantillonnage de la faune, ordonné avec plus ou moins de précision, selon les lieux, les versions, représente un élément essentiel du mythe, équivaut à une mise au net de la Création. Les animaux qui prennent place dans l'arche, dont la nature, la forme, les dimensions varient également selon les pays, sont définitivement constitués, désormais à l'abri de toute métamorphose, purs ou impurs, par exemple, jusqu'à la fin des temps. On met un terme à la préhistoire, à ses enfantements laborieux, à cet enchaînement de mutations qui passait quelquefois par les monstres. Le Déluge fixe le monde, jusqu'alors flou, incertain, souvent fantomatique. C'est le bain définitif auquel, en photographie, on soumet les épreuves, qui dès lors ne bougeront plus. Les animaux, bien nets, avec leurs caractères bien définis, s'embarquent avec l'homme pour un voyage qui, en réalité, ne va pas s'achever de sitôt. Ils franchissent deux par deux la passerelle, sous l'œil triangulaire du maître des cieux. Et maintenant le compte y est. Bon vent!
L'association entre les animaux et les hommes symbolisée par leur cohabitation dans l'arche trouve sa réalité dans la domestication de plusieurs espèces, que d'autres, on l'espère, viendront bientôt rejoindre. En même temps, l'homme se livre, sur les bêtes, à une sorte d'entreprise d'acclimatation morale qui vient compléter ou souvent remplacer leur introduction dans sa vie quotidienne. Qu'elles soient ou non réparties dans des enclos, des étables, des bergeries, des écuries, des chenils, des basses-cours, les bêtes prennent place dans un bestiaire universel où sont répertoriés leurs qualités et leur défauts. Elles pourront moins facilement encore s'échapper des catégories rigides dans lesquelles elles se trouvent ainsi enfermées que des lieux clos où certaines d'entre elles sont tenues. Par ces deux moyens, également artificiels, la distance entre le règne animal et le règne humain se réduit.
Pierre Gascar, L'Homme et l'Animal, Albin Michel, 1974
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