[...] la police avait retrouvé Cassandra. Un louveteau était revenu d'une balade en forêt et il n'avait pas dit un mot. Il était resté silencieux, avec son secret bien gardé - la découverte qu'il avait faite. Il avait remonté un petit ruisseau dans un canyon, escaladé des éboulis entre lesquels l'eau creusait des bassins, à la recherche de trous assez grands pour attraper des truites. La mousse poussait par plaques tout autour des rochers et les branches des arbres s'entremêlaient au-dessus. Dans une de ces zones ombragées, Cassandra Clark était allongée sur le flanc, les mains repliées sous sa joue pâle et fine, comme si elle dormait. Cassandra, nue sur un lit de cette épaisse mousse tendre, entre les rameaux d'un buisson d'aubépine qui formaient un rideau autour d'elle.
Le louveteau finit par raconter son secret à un adulte, qui prévint le shérif. Avant la nuit, plusieurs policiers suivirent le ruisseau jusque là-haut. Et quand ils rentrèrent chez eux, ils ne parlèrent à personne de ce qu'ils avaient vu pendant leur journée de travail.
[...]
Cassandra resta une nuit de plus dans ce canyon, de l'autre côté du ruisseau, à mi-pente, loin des pistes de débardage ouvertes par les services forestiers. On ne trouva aucune empreinte sur le sentier, et les pieds nus de la gamine étaient propres, comme si on l'avait portée.
Il était trop tard pour mesurer le taux de potassium dans ses humeurs aqueuses. On pouvait lui plier les bras, elle était donc morte depuis plus de deux jours. Le stade de la rigidité cadavérique était passé.
[...]
[...] les grosses mouches bourdonnent - déjà, elles déposent leurs œufs autour des yeux humides de Cassandra et entre ses lèvres entrouvertes. Dans son nez et son anus.
[...]
Le sang de Cassandra, sur son lit de mousse, s'est concentré sur la partie inférieure de son corps, et les endroits visibles - ses seins, ses mains et son visage - sont comme peints en blanc. Ses yeux ouverts sont sirupeux, pompés par les insectes. Ses cheveux blonds. Ses cheveux qui s'étendent de dessous sa tête, jaunes et épais, mais ternes, comme les mèches coupées sur le sol d'un salon de coiffure.
Ses cellules s'entredévorent, histoire de continuer à travailler un peu. Ayant désespérément besoin de nourriture, les enzymes qu'elles contiennent se mettent à manger leurs parois et, dès lors, les protéines solubles s'en échappent. L'épiderme pâle de Cassandra commence à se décoller et à pendre autour de ses muscles. Plissée et ridée, la peau de ses mains donne l'impression de faire des poches comme des gants de coton.
Sa peau est marquée d'innombrables bosses qui pourraient passer pour de minuscules cicatrices de coupures - sauf que ces bosses tremblent et naissent entre l'épiderme et le muscle. Chacune d'elles est une larve de grosse mouche qui creuse un tunnel tout en se nourrissant de la fine couche de graisse sous-cutanée. Toute la surface de la morte, de ses bras et des ses jambes, n'est qu'une constellation de protubérances en mouvement.
[...] le bourdonnement des mouches a cédé la place aux crépitements des asticots qui avancent bouchée après bouchée.
[...]
Les bactéries se développent dans les poumons de Cassandra: dans ses intestins, sa bouche et son nez, les bactéries se divisent et se divisent et se divisent sans aucun globule blanc, désormais, pour leur barrer la route. Elles absorbent la graisse sous-cutanée et les protéines solubles qui coulent des cellules endommagées. Il y en a tellement qu'elles ballonnent son estomac pâle, jusqu'à ce que ses épaules soient repoussées en arrière. Ses jambes sont grandes ouvertes. Son ventre a gonflé, comme si elle était enceinte, à cause du gaz qu'il contient, l'univers des bactéries qui se nourrissent et se reproduisent.
Sa langue enfle, force l'écartement de ses mâchoires, et pend entre ses lèvres de la taille d'un pneu de bicyclette. Le tunnel des bactéries creuse son palais et s'ouvre dans sa voûte crânienne, où le cerveau, tendre et comestible, attend.
[...]
Encore une journée, et le cerveau de Cassandra s'échappera en bouillonnant, rouge et marron, de ses oreilles et de son nez. Sa masse tendre se liquéfiera et jaillira en gargouillant de ses orbites où les yeux ont fondu.
[...] Pensez au bruit assourdi du pop-corn qui éclate dans un four à micro-ondes. Imaginez, quand vous vous glissez dans un bain moussant, les petites explosions régulières de toutes ces bulles. Ou le battement de la pluie qui tape sur un patio en béton. Le tambourinage de la grêle sur le toit d'une voiture. C'est le vacarme que produisent les asticots, désormais de la taille d'un grain de riz. Puis [...] le son d'une déchirure et d'un crissement aigu quand la peau du ventre de Cassandra se fend.
Alors arrivent les scarabées carnivores. Les souris et les pies. Les oiseaux chantent dans la forêt et chacune de leurs trilles brille comme des lumières multicolores. Un pivert écoute, la tête penchée, pour repérer les insectes à l'intérieur d'un arbre. Son bec frappe contre le bois pour creuser un trou.
La peau de Cassandra s'affaisse autour de son squelette, tandis que ses intestins se vident. Ses fluides s'infiltrent dans le sol et ne laissent derrière eux qu'une ombre de peau, qu'une structure osseuse baignant dans la flaque de ses propres sanies.
[...] des souris dévorent les scarabées. Des serpents avalent des souris qui couinent. Comme si chacun de ces animaux était le dernier de la chaîne alimentaire.
Chuck Palahniuk, À l'estomac, 2005, Denoël, 2006
Les commentaires récents