Femina, 20 septembre 1998
[...] Au siècle dernier, un certain Mr. Colton mit en pratique une idée lumineuse: il commercialisa le gaz hilarant (ou protoxyde d'azote) en le vendant... 25 cents l'inhalation. À son grand dépit, le rire [Bergson | Skinner | Voltaire | Winckler | Anthropologie | TechnoScience] déclenché par impulsion chimique ne rencontra pas le succès escompté.
Le rire peut également être provoqué artificiellement par une stimulation électrique du cerveau [McGill] ou, plus simplement, grâce à la bonne vieille méthode des chatouilles. Mais l'hilarité ainsi obtenue s'apparente davantage à un supplice qu'à une explosion de joie...
Un vrai éclat de rire ne se programme pas. Sa caractéristique, c'est qu'il se produit de manière totalement inattendue, dans une situation souvent saugrenue. À l'origine du déclic, le contraste entre l'image cohérente que nous nous faisons de la réalité et l'irruption soudaine de l'absurde dans ce monde bien ordonné. Un télescopage si bien enregistré et répercuté par nos neurones [McGill] que nous nous retrouvons agités de spasmes plus ou moins violents qui, dans les cas extrêmes, nous laissent pantelants et ruisselants de larmes, mais envahis par une exquise sensation de bien-être. [GuichetDuSavoir | HumourDuNet | L'Humanité | PasseportSanté | Zine]
De tout temps, les médecins ont souligné les effets bénéfiques du rire sur la santé. Rabelais le prescrivait à ses patients comme à ses lecteurs. Il savait ce que les nouvelles technologies ont permis de confirmer: le rire est un véritable stimulant psychique, qui aide à surmonter soucis et angoisses de la vie quotidienne. De quelle manière? Sans entrer dans des explications scientifiques, relevons tout de même que le rire se traduit par une augmentation de la production d' endorphines (nos analgésiques naturels), un renforcement des défenses immunitaires [Rossier | Thébault] et une meilleure oxygénation du sang en raison d'un accroissement de la circulation d'air dans les poumons. Ralentissant le rythme cardiaque, favorisant le sommeil et la relaxation musculaire, diminuant l'anxiété, le rire est le remède antistress par excellence. La potion magique ne se laissant pas mettre en bouteille, il ne reste plus qu'à cultiver son sens de l'humour!
Pour rigoler franchement, encore faut-il ne pas être obsédé par son image. En cas de fou rire, nous perdons le contrôle de notre corps, cordes vocales comprises, offrant aux autres, par nos ha ha ha chevalins et nos soubresauts, un spectacle manquant singulièrement de dignité.
C'est d'ailleurs la raison pour laquelle certains doctes philosophes et hommes d'Église ont traité par le mépris cette expression vulgaire de la gaieté. Dans son étude sur le rire [Le Rire, PUF], le psychiatre Éric Smadja rappelle que Platon désapprouve le rire des représentants de l'autorité: «En effet, le rire, une des "grimaces de la laideur", est inconvenant, obscène, perturbateur et dangereux, car supposant une perte de la maîtrise du sujet sous l'empire de ce phénomène convulsif. Il est alors indigne des hommes responsables, nobles et libres.» Aristote, pour sa part, «situe d'emblée le risible et le comique dans le champ négatif de la dégradation et de la dévaluation, celui des "laideurs" et des choses basses et méprisables, qu'elles soient d'ordre corporel, intellectuel, moral, affectif ou social». Chez les personnes bien nées, le sens des convenances doit l'emporter sur l'excès, le désordre et l'absence de maîtrise.
Il ne faisait pas bon être moine pendant le haut Moyen Âge. L'historien Jacques Le Goff relève que les législateurs de l'Église médiévale étaient particulièrement obsédés par la relation entre le rire et le corps, qui évoque si dangereusement le plaisir: «Le rire est la pire chose qui puisse sortit d'une bouche humaine. Une saine hygiène de la bouche doit culminer dans la répression du rire. [...] Si le rire monastique est le propre de l'homme déchu et pécheur, le rire lui-même est un péché. C'est donc l'époque du rire diabolique [Rire au Moyen Âge, revue «L'Histoire», n° 147].»
Heureusement, par définition, le rire ne se laisse pas domestiquer. Il fait fi de toutes les censures. On peut le condamner, cela ne l'empêche pas d'éclater - du moins hors des murs des monastères. Pas plus qu'on ne peut, de nos jours, l'imposer sur ordonnance en arguant de ses vertus thérapeutiques.
La franche rigolade, celle qui manque de classe mais sait si bien réjouir l'âme, présente un avantage: elle ne fait de mal à personne. Ce n'est pas le cas de tous les rires. Baudelaire voyait dans le rire le signe de la double nature de l'homme, à la fois angélique et diabolique. Quiconque s'intéresse au phénomène fait d'emblée la distinction entre le rire qui exprime une joie sans arrière-pensée et le rire méchant consistant à se moquer des faiblesses d'autrui. Entre ces deux catégories se déploie toute une gamme de rires plus ou moins sarcastiques, coincés ou forcés, qui témoignent principalement du malaise du rieur.
Le rire du bout des lèvres, un brin condescendant, signale l'être rigide qui, pour rien au monde, ne s'abaisserait à laisser échapper un hoquet incongru ou à exhiber ses amygdales. Le rire triomphant, bruyant mais savamment orchestré, signale un besoin quasi désespéré de prouver sa supériorité. Le ricanement bête et méprisant traduit la joie mauvaise d'un individu que rien ne réjouit davantage que le malheur d'autrui. Le rire menaçant, dents serrées, caractérise la personne violente s'apprêtant à attaquer sa proie. Le rire jaune exprime la confusion de son auteur dans une situation embarrassante. Le gloussement complice et gêné des ados trahit leur manque de confiance en eux. Le rire réprimé indique l'imminence d'un fou rire, malgré les efforts de celui qui, la main sur la bouche et le visage cramoisi, s'efforce de s'arrêter de pouffer. Le rire de politesse, qui sonne si faux qu'il ne trompe personne, appartient au domaine des mondanités et,à ce titre, est généralement considéré comme une manifestation de soumission; il peut également être un symptôme d'anxiété sociale. Quant au rire gras et forcé qui accueille parfois certaines plaisanteries d'ordre sexuel, il met en évidence le trouble du rieur qu'il est précisément censé dissimuler. Rire de soi, voilà qui témoigne en revanche d'un esprit libre et mature: lorsqu'on est capable d'autodérision, on n'a désormais plus rien à craindre des sarcasmes d'autrui. C'est le meilleur moyen de mettre les rieurs de son côté. ■ Marlyse Tschui
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