Le Nouvel Observateur, 3 octobre 2002
L'adolescence est une traversée difficile. Avant nous, toutes les sociétés se sont efforcées de contenir l'impétuosité des garçons, d'accompagner leur accès à une sexualité [Wikipédia | Doctissimo | L'Agora] adulte et à des relations sociales autonomes. Les institutions anciennes n'ont certes pas valeur de modèles, mais leurs succès et leurs échecs peuvent servir d'outils de réflexion. Les anciens Grecs recouraient aux exercices du stade. Ils y joignaient une pédérastie [Wikipédia | BIUM | CVM | Lambda | RegardConscient] initiatrice - très différente de la pédophilie [IPCE | UNESCO] - visant à renforcer la solidarité masculine au service de la cité. Cependant les esclaves, quels que soient leur âge et leur sexe, restaient à la merci des maîtres. Aux âges chrétiens, l'Église a maudit la «concupiscence», tentation tyrannique qui ramène les humains du côté de la bestialité. Elle a prêché la chasteté comme vertu «salutaire» par excellence. Le mariage, devenu sacrement au XIIe siècle, a conféré une transcendance à l'œuvre de chair: accomplie en vue de procréer, elle coopère à la Création, et entre dans le plan divin. Cette symbolisation donnait sens aux contraintes, et valeur à la maîtrise de soi. Elle ne suffisait pas toujours à discipliner les mœurs.
Autre régulation: des sociétés de jeunesse (on disait aussi «abbayes» ou «bachelleries») animaient les bourgs et paroisses d'Ancien Régime. Leurs statuts étaient approuvés par la communauté. Elles rassemblaient les célibataires de 15 à 30 ans environ. Là s'opérait, des aînés aux cadets, une «éducation par les pairs», transition efficace entre la famille et le monde. Investie de fonctions officielles, «la jeunesse» organisait la célébration des fêtes, religieuses et profanes, jouant ainsi un rôle majeur dans la transmission culturelle. Elle assurait aussi le respect des bonnes mœurs, non sans rudesse: de cruels charivaris châtiaient les couples irréguliers. L'essor de l'urbanisation - au XVe siècle notamment - a perverti ces usages. En ville, l'«abbaye de jeunesse» se peuplait d'apprentis et d'«escholiers» qui échappaient au contrôle des adultes. Au cours des charivaris et du carnaval, ils abusaient du «droit des garçons» (racket, libations, virées nocturnes), allant jusqu'à forcer des femmes et des filles mal protégées, veuves ou orphelines de milieu modeste. Plaintes et procès s'ensuivaient. En période troublée, certains rejoignaient des hordes de brigands qui se livraient aux excès les plus sauvages: pillages, incendies, viols et tortures.
Un nouvel encadrement s'est alors mis en place (fin du XVIe, début du XVIIe): les internats scolaires. Les ordres religieux issus de la Contre-Réforme ont élaboré des programmes bien adaptés aux besoins des classes supérieures et moyennes qui voulaient servir l'administration monarchique. Les religieux se consacraient entièrement aux tâches d'éducation, jugées trop difficiles et trop importantes pour être laissées aux parents. Garçons et filles, rigoureusement séparés, grandissaient durant plusieurs années à l'écart du monde et de leurs proches. L'usage s'imposait à tous. La séparation les forçait à construire tôt leur autonomie affective; elle conservait entre parents et enfants un respect mutuel jugé préférable à la tendresse. Dans les milieux modestes, l'apprentissage jouait un rôle comparable.
Touts ces institutions ont dépéri au cours du XIXe siècle, et rien ne les a remplacées. Les jeunes bourgeois ont appris à «jeter leur gourme» aux dépens des servantes et des grisettes, abandonnant sans scrupules «filles-mères» et «bâtards». Dans les faubourgs des grandes villes apparaissent quelques bandes sans loi, les apaches, par exemple. Toutefois, entre les deux guerres, des «mouvements de jeunesse», liés au scoutisme ou aux partis politiques, ont su canaliser les ardeurs juvéniles. En pratique, le sexe était devenu tabou: très peu d'adultes osaient en parler aux jeunes.
Après la Seconde Guerre mondiale, une curieuse mutation s'est produite: la mixité scolaire s'est installée dans toutes les classes. Jamais auparavant les établissement secondaires n'avaient rassemblé des adolescents des deux sexes... On s'étonne, a posteriori, qu'une réforme de si grande signification n'ait donné lieu à aucun débat public, que personne n'ait réfléchi à ses conséquences dans le domaine de la sexualité. En vérité, la mixité n'a de valeur éducative que si ses objectifs sont clairement expliqués aux intéressés. Ce silence tartuffe a fait place, sans transition, aux proclamations libertaires de Mai-68. Les nouvelles techniques de birth-control abolissaient des frustrations millénaires! Elles ont permis quelques belles années d'euphories. Trente ans après, on commence à se demander si la libération sexuelle ne favorise pas le déchaînement de la violence.
L'«éducation sexuelle» avait été imaginée dès le début du XXe siècle, à la fois par les hygiénistes, les républicaines laïques, les néomalthusiens, les féministes. L'entreprise était pensée, à juste titre, comme collective, débordant largement le cadre familial et la vie privée. Les réalisations n'ont pas suivi, sans doute parce que les législateurs étaient troublés par le déclin démographique. Mais le sida, au cours des années 80, transforme en urgence l'«éducation à la sexualité et à la vie». [...] La question essentielle n'est [...] jamais posée: est-il pertinent de dissocier l'éducation sexuelle de l'éducation tout court? De réduire la sexualité à sa dimension intime? Les élèves doivent comprendre qu'elle est aussi un phénomène social d'immense ampleur, peut-être le moteur le plus puissant de toute culture. Elle colore toutes nos relations, tant privées que publiques; elle inspire à la fois les plus grands chefs-d'œuvre artistiques et littéraires, la recherche en sciences biologiques et en sciences humaines, le Code civil et les débats sur la parité... elle stimule les méditations des philosophes et des théologiens. [L'éducation sexuelle devrait être présentée] comme un aspect des devoirs envers soi-même, envers autrui, envers la collectivité. [...] ■ Yvonne Knibiehler, historienne et féministe
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