Tant que le cinéma n'était que le moyen de reproduction de personnages en mouvement, il n'était pas plus un art que la phonographie ou la photographie de reproduction. Dans un espace circonscrit, généralement une scène de théâtre véritable ou imaginaire, des acteurs évoluaient, représentaient une pièce ou une farce que l'appareil se bornait à enregistrer. La naissance du cinéma en tant que moyen d'expression (et non de reproduction) date de la destruction de cet espace circonscrit; de l'époque où le découpeur imagina la division de son récit en plans, envisagea, au lieu de photographier une pièce de théâtre, d'enregistrer une succession d'instants, d'approcher son appareil (donc de faire grandir les personnages dans l'écran quand c'était nécessaire), de le reculer; surtout de substituer au plateau d'un théâtre le «champ», l'espace qui sera limité par l'écran - le champ où l'acteur entre, d'où il sort, et que le metteur en scène choisit, au lieu d'en être prisonnier. Le moyen de reproduction du cinéma était la photo qui bougeait, mais son moyen d'expression, c'est la succession des plans.
La légende veut que Griffith ait été si ému par la beauté d'une actrice en train de tourner un de ses films, qu'il ait fait tourner à nouveau, de tout près, l'instant qui venait de le bouleverser, et que tentant de l'intercaler en son lieu, et y parvenant, il ait inventé le gros plan. L'anecdote montre bien en quel sens s'exerçait le talent d'un des grands metteurs en scène du cinéma primitif, comment il cherchait moins à agir sur l'acteur (en modifiant son jeu par exemple) qu'à modifier la relation de celui-ci avec le spectateur (en augmentant la dimension de son visage). Et elle contraint à prendre conscience de ceci: des dizaines d'années après que les photographes les plus médiocres, abandonnant l'habitude de photographier leurs modèles «en pied», eurent pris celle de les photographier à mi-corps, ou d'en isoler le visage, oser couper un personnage à mi-corps au cinéma transforma celui-ci. Parce que, quand l'appareil et le champ étaient fixes, tourner deux personnages à mi-corps eût contraint à tourner ainsi tout le film. Jusqu'à l'instant où, précisément, on découvrit plans et découpage.
C'est donc de la division en plans, c'est-à-dire de l'indépendance de l'opérateur et du metteur en scène, à l'égard de la scène même, que naquit la possibilité d'expression du cinéma - que le cinéma naquit en tant qu'art. À partir de là, il put chercher la succession d'images significatives, suppléer par ce choix à son mutisme.
André Malraux
[ADPF | L'Agora], Esquisse d'une psychologie du cinéma, II, 1946
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La puissance des symboles au cinéma
Comme en écho à la conférence précédente donnée par Bernard Stiegler, M. Cazenave a affirmé que nous vivons dans un monde «trop plein» d’images, mais, en même temps, presque totalement "désymbolisé". Aussi, a-t-il proposé de considérer comment le cinéma dominant, devenu une entreprise financière très lourde, autrefois grand créateur de symboles, participe aujourd’hui à cette désymbolisation générale.
En 1946, dans Esquisse d'une psychologie du cinéma, Malraux expliquait les aspects mythiques du cinéma de son époque, et concluait par une phrase restée célèbre: « par ailleurs, le cinéma est aussi une industrie». Aujourd’hui, à l’inverse, il faudrait conclure: «par ailleurs, le cinéma est peut-être aussi un art», pour souligner l'hégémonie de la logique industrielle sur la valeur artistique.
Pour comprendre cette affirmation, il est utile de réfléchir au rapport à l’image qu’induit le cinéma. La «projection» n'est pas qu'une représentation, elle est aussi ce que le spectateur transfère sur l’écran, au-delà de ce qui lui est montré. Mais, cela suppose que l’écran ne fasse pas... «écran». Des études psycho-sociologiques ont montré que, dans la salle noire, le spectateur est dans une sorte de «contagion psychique» avec les autres spectateurs, dans un stade archaïque. À l'instar du fœtus dans le liquide amniotique, il est dans un état "d'envoutement" qui le rend tout autant apte à s'ouvrir à la dimension symbolique qu'à se laisser captiver passivement, au risque de la manipulation.
Pour M. Cazenave, la fonction symbolique est «le renvoi à une réalité qui, au départ, n’est pas de l’ordre du visible en tant que tel» ; elle s’inscrit en creux dans la production artistique générale, et donne sens, en même temps, à l’œuvre d’art. Pour comprendre l'importance de la fonction symbolique, il faut insister sur la distinction entre signe et symbole. Le signe est conventionnel et univoque (feu rouge = interdiction), le symbole est un message toujours polysémique. Il ouvre à plusieurs interprétations dans la mesure où, précisément, il renvoie à quelque chose qui est au-delà de lui-même. Le symbolon originel, cet objet cassé en deux qu’on pouvait recoller, refait l’unité entre deux choses. Au fur et à mesure de son évolution sémantique, le symbole a pris le sens de l’unité réalisée entre ce qui est visible et ce qui le transcende, mais aussi entre les membres d'une communauté.
Le grand cinéma classique jouait d’abord, et avant tout, sur cette fonction symbolique de renvoi à l’ordre de l’invisible. Roberto Rossellini, par exemple, montre, dans la dernière image d’Europe 51, le visage d’Ingrid Bergman derrière des barreaux, les yeux pleins de larmes regardant les malheureux auxquels elle a porté secours venus la saluer à l’extérieur de l’asile psychiatrique. La référence à la prédication de François d’Assise est très directe (la pauvreté absolue, la fraternité avec tous les humiliés de la terre), de même que le renvoi à un autre ordre. Ici le gros plan inverse la position dans laquelle se trouve le spectateur: ce n’est plus le spectateur qui regarde l’écran, mais l’actrice qui regarde le spectateur, comme l’icône, dans la tradition orientale, trace visible du royaume invisible de Dieu, incarnait le regard divin. De ce point de vue, on pourrait mener une analyse assez précise de ce qu’est l’art du gros plan en tant que tel, et, d’une manière plus générale, de ce que représente la technique de la mise en scène cinématographique.
On a longtemps nourri l’illusion que l’image photographique (et cinématographique) reflétait la réalité en tant que telle. On s’est rendu compte que, selon les cadrages et les angles de vue, une même scène pouvait prendre des significations totalement différentes. De fait, le cinéma oscille constamment entre la volonté de représenter un au-delà du réel (le transcendant) et celle d'atteindre un en-deçà du réel (de l’ordre des pulsions archaïques). Cette oscillation, qui souvent enchevêtre les deux ordres, peut donner le pire comme le meilleur, sous couvert de symbolisme on peut servir la pire des idéologies (cf. Les Dieux du stade de Lennie Riefensthal).
Pour expliquer son propos, M. Cazenave recourt aux catégories d’imaginaire (qui renvoie à la fausse image, au fantasme, au registre des formes archaïques) et d’imagination (comme puissance créatrice, inventivité, capacité d'accéder au transcendant). Le cinéma actuel relève généralement de l’imaginaire et non pas de l’imagination: il n’y a pas d’arrière-plans, il n’y a rien derrière l’écran et on assiste donc à une saturation du régime de l’image. Le spectateur ne peut être confronté qu’à ce qu’il voit sur l’écran et à rien d’autre. Par exemple, alors que Le Seigneur des anneaux de JRR Tolkien ouvrait l’imagination à des territoires inexplorés, sa version cinématographique impose des figures stéréotypées qui empêchent la liberté du spectateur et le rendent prisonnier de ces images.
La fonction symbolique est au contraire d’ouvrir le territoire de l’imagination. Mais, alors que dans les années 1960 les débats critiques sur la signification des films faisaient rage, la plupart des films actuels imposent une lecture littérale, voire manichéenne, de leur message; on n’a le choix qu’entre l’accepter ou le refuser. Ce qui est offert est «désymbolisé», le sens s'épuisant dans ce qui est donné à voir. Ainsi, on ne peut que s'inquiéter de la pauvreté et de l'univocité des messages délivrés par le cinéma dominant au regard de la profondeur et de la variété d'interprétations auxquelles ouvrait traditionnellement la fonction symbolique assumée par l'œuvre d'art.
Cet appauvrissement, ou désymbolisation, accompagne en Europe un déclin des pratiques religieuses traditionnelles et une méconnaissance croissante des symboles qui leur sont attachés, ce qui entraînerait une difficulté croissante à faire communauté. Cette désymbolisation se traduirait aussi, et notamment aux États-Unis, par une perte d'esprit critique, de capacité d'interprétation au profit d'une lecture littérale de l'histoire, de la religion, des valeurs démocratiques, effet d'une idéologie libérale et néoconservatrice dont le cinéma serait, plus ou moins consciemment, le porte parole le plus influent.
D’après une conférence de Michel Cazenave, Lyon, 7 décembre 2005
Éclairages
Vous avez dit "désymbolisation"?
Par son jugement pessimiste sur l'appropriation "industrielle" de la créativité symbolique (rejoignant en partie B. Stiegler), M. Cazenave semble donner une lecture nostalgique du monde et accréditer l'idée du déclin, de la décadence et de la décomposition sociale. N'y a-t-il pas lieu de s'interroger sur "l'âge d'or" auquel il renvoie? A contrario, ne peut-on faire le pari que la puissance de symbolisation des êtres humains ne s'épuise pas, mais évolue et se modifie au travers des formes qui ne cessent de s'inventer. L'hybridation des religions, la reconstruction individuelle, sous le mode démocratique, du rapport de chacun au monde, la recomposition de communautés à partir de nouveaux styles de vie (ou des multiples possibilités offertes pas les technologies de la communication) ne sont-elles pas des formes naissantes de symbolisation?
Éducation à l'image
Plus que tout autre peut-être, les médias audiovisuels, par la puissance de l'image, ont une capacité à influer sur les comportements, et ce d'autant plus que la pauvreté du message est proportionnelle à son impact ou que l'image est tenue pour une représentation transparente de la réalité (ex.: la vidéo amateur prise par téléphone portable lors d'un événement). Comment éduquer à l'image pour garantir un esprit critique et éclairé, fondement de la pratique citoyenne et démocratique? Qui doit assumer cette responsabilité: les médias, l'école, la collectivité, les parents, d'autres structures éducatives (bibliothèques), ou tous?
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