Le Nouvel Observateur, 21 août 1997
Un jour, voici environ quatre mille ans au moins, [quelqu'un] s'avisa de mesurer avec un bout de ficelle la circonférence d'un cercle quelconque. Tronc d'arbre, roue de chariot, ventre d'amphore, margelle de puits? Peu importe, le résultat était là: environ 3 fois le diamètre du cercle considéré. Ainsi, on avait découvert le nombre π (π, première lettre du mot «périmètre» en grec) [NombrePi | TrucsMaths], et l'humanité ne devait plus jamais s'en remettre. Malgré son hypocrite simplicité (environ 3 et quelque chose), ce nombre maudit allait donner naissance à des milliards de décimales. Plus question de le replier dans sa boîte de Pandore.
[...] sans l'incroyable et incessante exploration de ce «nombre univers» (dans sa suite aléatoire de décimales, toute séquence chiffrée est forcément inscrite quelque part, votre date de naissance et votre numéro de téléphone, mais aussi toutes les partitions de Bach, par exemple), nous ne serions pas ce que nous sommes.
Car, on devait très vite s'en apercevoir, cette affolante entité abstraite est partout présente dans la réalité naturelle. Pas seulement dans le cercle (dont, outre le périmètre, elle régit la surface), mais aussi dans l'équation qui détermine les mouvements de tout balancier d'horloge. On le retrouve dans les oscillations des circuits électriques. Dans la probabilité qu'ont deux nombres entiers choisis au hasard de n'admettre aucun diviseur commun. Ou dans cette autre probabilité (découverte due au naturaliste Buffon [BNF | CNRS | Infoscience]) qu'ont des poignées d'aiguilles jetées en vrac sur un parquet aux lames parallèles soit de tomber à cheval sur la jointure de deux lames dudit parquet, soit de tomber sur une lame. On peut donc obtenir une mesure de π en jetant sur le plancher de grandes quantités d'aiguilles (ou d'allumettes). En comptant le nombre de celles qui sont tombées sur une seule lame, on constate que leur proportion par rapport au total est fonction de... π!
On peut aussi bien extraire le fameux nombre π de n'importe quelle (grande) quantité de valeurs aléatoires (les positions des étoiles dans le ciel par exemple): il suffit de calculer la proportion de ces nombres qui, pris deux à deux, n'ont pas de diviseur commun. On peut d'ailleurs faire la même opération en utilisant... les décimales de π. Ainsi, on retrouve π. π est non seulement partout, mais de plus π est dans π, ce qui n'est pas fait pour éclaircir son mystère. Les scientifiques se sont tellement faits à l'idée de l'ubiquité du nombre transcendant, partout tapi dans la nature, que très peu s'offusquèrent lorsque, dans son numéro du 1er avril 1995, le très sérieux mensuel «Pour la science» publia un article révélant que π avait pu être lu... dans le code génétique d'un poisson (d'avril donc). Seul le nom des deux signataires inconnus de l'article («K. Arp et R. Abbit») avait suscité quelque méfiance.
N'empêche, π est mathématiquement défini comme le résultat d'un très grand nombre de formules. Par exemple, si vous calculez 4 - 4/3 + 4/5 - 4/7 + 4/9 - 4/11 + 4/13 - 4/15..., ceci jusqu'à l'infini (c'est long!), vous allez le trouver. Si vous vous arrêtez avant l'infini, vous l'obtiendrez avec un nombre limité de décimales. Forcément limité, car la suite des décimales de π ne s'arrête jamais.
De telles formules, capables de donner la mesure de π moyennant un calcul infini, on en découvre tous les jours, de plus en plus performantes, et à «convergence» plus rapide (apportant davantage de décimales exactes à chaque étape de calcul). D'ailleurs, [...] ces progrès des mathématiques pures, «sur papier», ont été au moins aussi déterminants que l'augmentation de puissance des ordinateurs, pour l'accumulation hallucinante des décimales de π à laquelle on assiste ces temps-ci.
Les premières formules du genre avaient été imaginées par Archimède, qui donna trois décimaless exactes (π = 3,141). C'était beaucoup mieux que la valeur calculée par les Chinois d'il y a trois millénaires, et répercutées par la Bible (π = 3). Mieux que le π des Babyloniens ou des anciens Égyptiens (3,1). Les formules d'Archimède seront exploitées pendant dix-huit siècles, et permettront de calculer jusqu'à 127 décimales (record de 1719). Ensuite, grâce aux progrès conjugués des formules, puis des méthodes de calcul, puis des machines à calculer, puis des ordinateurs, la moisson va s'envoler: 1000 décimales en 1949, 100 000 en 1961, 2 millions en 1982, plus de 6 milliards aujourd'hui.
Notons que la quête de π n'est jamais à l'abri de considérations extramathématiques. Ainsi le professeur Edmund Landau fut-il chassé de l'univers de Göttingen en 1934. Son crime: il avait, le premier, proposé un calcul de π à base non géométrique, reposant sur des considérations mathématiques abstraites, ce qui ne se faisait pas à l'époque en Allemagne. Surtout quand on était juif.
Or ces formules non géométriques ont triomphé, mais le match actuel se joue entre New York et Tokyo. À New York: deux frères russes, naguère expulsés par Brejnev pour «antisoviétisme», Gregory et David Chudnovsky. À Tokyo, un prodige des maths et des ordinateurs nommé Yasumasa Kanada. Depuis une dizaine d'années, les deux équipes ne cessent de se balancer mutuellement à la figure, par réseau internet interposé, de nouveaux paquets de millions de décimales de π. [Actuellement (août 1997),] l'avantage est à Kanada (6 442 450 938 décimales). Mais pour combien de temps? Une remarque: ce résultat est évidemment impubliable, car il y faudrait... 6500 volumes de 400 pages. Et qui intéresseraient... qui?
D'où la question: à quoi ça sert? En effet, pour construire des trucs parfaitement ronds, par exemple des tours médiévales, on n'avait vraiment pas besoin de dépasser le 3,14. Est-il bien raisonnable de poursuivre cette chasse aux décimales, sachant que jusqu'ici elles semblent désespérément banales dans leur succession aléatoire? «Les décimales de π s'obstinent à rester quelconques» [Jean-Paul Delahaye, Le Fascinant Nombre π, Bibliothèque pour la Science, diffusion Belin]. Comme si chacune d'entre elles était, tour à tour, tirée au hasard d'un mystériqux chapeau. «π est infiniment long, et nous ne connaîtrons jamais que le rivage de cet océan [Jean-Paul Delahaye]». Comment ce fameux nombre, irrationnel et transcendant, peut-il être à la fois tellement déterminé (par son universalité, par son rôle crucial), et en même temps aléatoire dans son développement?
C'est cette question qui agace les chasseurs, et qui constitue le moteur de leur activité fanatique. Leur rêve secret: aligner un nombre suffisant de chiffres pour enfin y découvrir un ordonnancement caché, une subtile périodicité, et donc la clef d'un grand mystère.
La fascination de π ratisse d'ailleurs largement au-delà du cercle [...] des chercheurs dont c'est le métier. Les fanas du 3,141592653589... sont fédérés par plusieurs dizaines de sites internet. Certains clubs sont réservés aux gens capables de réciter par cœur les cent premiers chiffres. Un Japonais s'est rendu célèbre, et se produit dans certains cabarets de son pays: il récite de tête les dix mille premières décimales. Que les aficionados vérifient une à une sur un imprimé. Ce palpitant numéro de music-hall dure neuf heures d'horloge. Au Japon comme ailleurs, on s'amuse. Comme on peut.
Il faut faire attention aussi aux décimales erronées, qui peuvent vous poursuivre longtemps. Ainsi, dans sa «Salle π» unique au monde, le Palais de la Découverte de Paris, créé en 1937, afficha un certain temps sur ses murs des décimales erronées. Or, dans son édition de 1997, le «Quid» continue de dénoncer cette honteuse erreur... corrigée depuis 1949.
Malgré tout, cette recherche forcenée de toujours plus de décimales de π a une utilité évidente: outre le progrès général des maths, elle a été à l'origine des formules et des algorithmes grâce auxquels on sait comprimer les données informatiques (ce qui est notamment à la base de la télévision numérique). Grâce auxquels on sait fabriquer des images de synthèse, exploiter les informations qui sont à la base de toutes les nouvelles techniques d'imagerie médicale. La vertigineuse poursuite des décimales de π contribue «à l'algorithmisation des mathématiques, dont les retombées pratiques sont innombrables [Jean-Paul Delahaye]».
Il se trouve que le mot «algorithme» dérive comme par hasard du nom d'un mathématicien arabe du IXe siècle, Al-Khowarizmi, lui-même grand chasseur de décimales de π, et qui s'était à peine trompé en retenant 3,1416. [...] ■ Fabien Gruhier
La quadrature du cercle
Longtemps, on avait espéré que π pourait se ramener à un quotient de nombres entiers, même très grands. Alors il aurait été «rationnel», ce qui aurait permis la réussite de la fameuse quadrature du cercle (construire, avec pour seuls instruments le compas et la règle non graduée, un carré ayant la même surface qu'un cercle donné). Hélas, il fut démontré en 1761 que π était irrationnel. Dès 1775, à Paris, l'Académie des Sciences en concluait qu'il était désormais vain d'espérer «quarrer» le cercle, et que dorénavant elle jetterait à la poubelle tout mémoire en ce sens.
C'était aller un peu vite en besogne, car après tout un autre nombre irrationnel, racine carrée de 2, peut être construit géométriquement (il suffit de tracer la diagonale d'un carré de côté 1). Mais la définitive, la désespérante nouvelle, tomba en 1982: π est non seulement irrationnel, mais de plus «transcendant», c'est-à-dire qu'il ne peut en aucun cas servir de solution à une équation algébrique. Ne restait plus aux «quarreurs» de cercles qu'à aller se rhabiller. Dorénavant sans objet, leur anomalie mentale reçut une appellation médicale officielle: «Morbus cyclometricus». On signale toutefois une solution approchée: il suffit de construire un triangle rectangle de petits côtés respectifs 1 et 3. Alors, l'hypoténuse mesure racine de 10, soit 3,16. Ce qui n'est pas très loin de π. ■ Fabien Gruhier
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