Le Nouvel Observateur, 15 juillet 2004
Il y a eu toute une période où
un grand nombre de gens, en Occident, ont vécu avec l'idée que le passé et le présent n'avaient pas d'autre sens que de préparer un avenir qui apporterait des solutions et briserait les égoïsmes nationaux et les
injustices sociales. Je ne crois plus au progrès. J'ai cru à un moment donné dans ma jeunesse, qui n'était pas une jeunesse folle, qu'il y avait un progrès. Ce qui me séduisait dans le marxisme [Wikiberal], ce n'est pas
seulement qu'il me rendait intelligible les injustices choquantes, mais il me montrait les mécanismes sociaux, économiques, techniques, qui avaient produit cette situation. Ainsi les voies de la lutte étaient fondées par la raison. De la même façon que le développement des sciences physiques et chimiques donnait une maîtrise de la nature, l'essor de la sociologie pouvait nous apporter une certaine maîtrise de l'évolution sociale. Avec la croyance que par exemple, dans le domaine de l'économie, on pouvait planifier à l'avance, remplacer par la prévision les incertitudes des rapports de force et des découvertes techniques ou économiques. On pouvait donc imaginer une humanité où l'homme serait libre; on passerait (je reprends une formule de Marx) «du règne de la nécessité» (où on est mené par les choses) «au règne de la liberté» (où c'est l'homme qui, lui, maîtrise cette nécessité). J'y ai cru. Je n'y crois plus du tout. Aujourd'hui, je me rends compte
qu'il y a un élément temporel capital: l'imprévisibilité. Après tout, la physique contemporaine ne croit plus à la causalité mécanique. Dans le domaine de la vie sociale ou intellectuelle, il y a également de
l'imprévisibilité, et je dirais que c'est ce qui nous sauve: c'est d'autant plus intéressant que c'est imprévisible. C'est-à-dire qu'on est toujours surpris par ce qui arrive, et que l'explication du fait intervient toujours a posteriori. On s'aperçoit que les techniques que nous avons développées, les formes d'énergie que nous avons
découvertes, peuvent avoir des conséquences que leurs découvreurs n'imaginaient pas du tout. Notre avenir humain est remis en cause par le développement technique. Il y a le Prométhée de Marx, qui veut
changer le monde. Mais le Prométhée grec n'était pas celui-là. Le progrès est une idée grecque dans la mesure où l'on passe du stade de la barbarie ou de la vie quasi animale à la vie civilisée. Le tout,
pour Prométhée, est de ne jamais renoncer. ■ Jean-Pierre Vernant, philosophe, professeur au Collège de France
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