TéléObs, 23 juin 2007
[...] À l'approche de l'été, on regarde - et on écoute - plus attentivement que jamais toutes les émissions qui nous invitent au départ. [...] Sur ces images et sur ces sons, plane la redoutable ambiguïté du voyage. De tout voyage. Son paradoxe fondateur. Celui-ci se définit en peu de mots. [...] Ce qu'on va chercher au bout du monde s'évanouit [...] comme un mirage à mesure qu'on s'en approche. Cet ailleurs est en trompe-l'œil. Quant à l'exotisme dont on quête le charme ou dont on achète la promesse sur les catalogues des agences de voyage, il procède d'un gros mensonge publicitaire. Beaucoup de voyages - et de reportages - débouchent ainsi sur d'obscurs ratages. Ou sur d'indéfinissables frustrations. Ce que nous cherchons d'instinct en quittant notre pays, notre quotidien, nos horizons familiers, ce n'est pas seulement la beauté spécifique de certains paysages ou moments. Nous escomptons un surcroît d'étrangeté, un dépaysement radical, une «différence», si possible irréductible. Dans les souks d'un pays arabe, dans les rues d'une ville indienne ou sur une piste d'Afrique, nous voulons être ébahis de découvrir des hommes et des femmes qui auraient d'autres modes de vie, d'autres traditions, d'autres visions du monde. Radicalement autres.
Toutes les célébrations médiatiques du voyage ne font qu'exalter avec plus ou moins de finesse cette «différence». Des femmes girafes en Birmanie, des fakirs à Bénarès, des Inuits au Groenland: c'est de cette étrangeté supposée qu'on nous invite à jouir. Or, pareille vision du monde triche évidemment avec la vérité. D'abord, ce que nous prenons pour du pittoresque n'est le plus souvent qu'un effet de la pauvreté. Ce que nous trouvons distrayant (ces foules cheminant à pied en Afrique, ces villes grouillantes et colorées, ces paysannes courbées sur leur champ...) est vécu sur place comme une misère glauque. Dans la démarche voyeuse du voyageur qui déambule sur les marchés, appareil photo brandi, il y a quelque chose qui ressemble à du cannibalisme.
Ensuite, il se trouve que le monde entier change et évolue. Il s'uniformise, s'urbanise, se développe. Les gardiennes de chèvres en Afrique écoutent aujourd'hui de la techno sur leur baladeur numérique; les bonzes du Vietnam circulent en taxi et apprennent l'informatique; les peuples du monde veulent participer, comme tous, à l'universel et à sa monotonie. Cette banalisation de la planète contrarie évidemment notre soif d'exotisme. Elle nous agace. D'où la tentation d'entretenir la fiction d'un pittoresque disparu, d'enfermer les habitants du lointain dans la prison de leur différence. Pour ce faire, on réinventera un monde imaginaire, plus factice qu'un décor de théâtre; on filmera la planète comme un vaste zoo multicolore. On réclamera des peuples qu'ils se conforment à... ce nous attendons qu'ils soient.
Aux îles Fidji, le gouvernement demande ainsi chaque année aux habitants de ne plus s'habiller à l'occidentale pendant la saison pour ne pas décevoir les touristes. L'anecdote est emblématique. Ainsi, en regardant ces émissions vagabondes du début d'été, en écoutant ces «carnets de route» radiophoniques, on perçoit souvent comme une fêlure. Il y a du faux dans tout cela. Des singeries. Des reconstructions ou des reconfigurations du réel.
Pour notre usage.
Faux et usage de faux, en somme... ■ Jean-Claude Guillebaud
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