Le Nouvel Observateur, 16 août 2007
L'importance du sport dans notre société
La compétition sportive est le mariage de la concurrence et de la justice, elle incarne une juste inégalité. Dans ce domaine, le premier est le meilleur. Le sport résout la contradiction entre égalité de principe et inégalités de fait en mettant en scène un individu quelconque qui, par son seul mérite, sort de l'anonymat et se fait reconnaître.
Le culte de la performance
Cette métaphore prend son essor au cours des années 1980 à travers trois déplacements. D'abord le chef d'entreprise, emblème traditionnel de la domination des gros sur les petits, devient un modèle d'action pour tous. Ensuite le champion sportif est redéfini comme symbole d'excellence sociale, alors qu'il était signe de l'arriération populaire. Enfin la consommation recycle les valeurs des mouvements de libération des années 1970 et se transforme en un vecteur de «réalisation personnelle». Cette attitude combine donc un modèle d'action - entreprendre - et un modèle de justice - la compétition sportive. Elle y ajoute un style d'existence: l'épanouissement personnel d'un individu émancipé des interdits qui l'empêchaient de choisir sa vie. [...] c'est dans la figure de l'entrepreneur, réformée par le modèle de justice de la compétition sportive, que s'est investie notre valeur suprême qu'est désormais l'autonomie.
Notre fascination du gagneur, mais aussi de son contraire, le looser, qui peut être victime ou rebelle
L'individu conquérant et l'individu souffrant sont les côtés pile et face d'une même pièce. Ce changement général de la société entraîne une augmentation à la fois de la responsabilité et de l'insécurité personnelles. D'où la multiplication des figures de la vulnérabilité, de la fragilité, de la plainte, de la victime. Le thérapeute vient alors compléter l'entrepreneur. On peut y voir une psychologisation de la vie en société, mais il faut aller plus loin. Dans ce nouveau monde, la polarité gagnant-perdant se substitue à la polarité dominant-dominé de la société industrielle. L'égalité d'aujourd'hui est une égalité de l'autonomie: la lutte contre les inégalités ne consiste plus seulement à donner des chances égales dans une temporalité statique, mais à s'occuper des perdants en les rendant capable de saisir des opportunités dans une temporalité dynamique, une temporalité de trajectoire. La lutte contre la dépression, l'angoisse, la souffrance psychique paralysante, etc. se situent là: elle vise à restaurer la capacité à agir en tant qu'individu autonome. ■ Propos d' Alain Ehrenberg, sociologue, recueillis par Christophe Boltanski
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